Chapter 11 de Celsius Network : après les promesses, le dur retour de la réalité juridique et financière 

  • Publication publiée :2 août 2022
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Avis d’expert de Sylvain Paillotin, associé chez Sekri Valentin Zerrouk

Le secteur des actifs numériques s'adresse massivement aux particuliers, leur promettant des rendements de loin supérieurs à la finance traditionnelle et une maîtrise de leur destin, sinon de leurs actifs. 

Les disclaimer sont devenus tellement monnaie courante[1] qu'ils en deviennent risibles, et sont dans la plupart des cas balayés d'un revers de la main par une audience qui s'estime faire partie d'une petite élite prête à prendre des risques sur ces actifs parce qu'elle en aurait compris le potentiel avant les autres, et qui aurait plutôt tendance à voir dans ces disclaimer la confirmation de l'oppression perpétrée par des régulateurs traditionnels.

Malgré les multiples appels aux investisseurs particuliers à « faire leurs propres recherches » et à ne pas croire, mais vérifier[2], de nombreux investisseurs se contentent dans les faits de céder à des sirènes marketing relayées par leurs « influenceurs » favoris, ou à un certain mimétisme social exacerbé par la FOMO (« fear of missing out ») quand ils voient leur camarades engranger des profits (virtuels tant qu'ils ne débouclent pas leurs positions) en période d'euphorie de marché. Dans le meilleur des cas, une analyse financière sommaire sera menée. Beaucoup plus rarement, une analyse juridique.

Ce n'est que lorsque les promesses sont brisées et les capitaux évaporés que l'investisseur se rend compte que les droits attachés à ce qu'il a acheté, et les moyens de les exercer, constituent l'actif le plus important et, souvent, celui qui lui fera le plus défaut.

Force est de constater que les véritables droits dont dispose l'investisseur en matière d'actifs numériques ne sont pas du tout à la hauteur des promesses du marketing, en particulier émanant de plateformes extrêmement centralisées

La récente demande de Celsius de bénéficier du Chapter 11 du Code américain des faillites, en est un cas d'école parlant, dont nombre de petits investisseurs se seraient bien passés. 

Il est d'autant plus criant qu'il n'est pas question ici de subir un risque technologique lié à des produits en cours de développement, mais bien de s'être illusionné sur la portée et les risques d'un contrat qui était pourtant parfaitement clair. Bref, d'avoir cédé aux sirènes du marketing. 

Le 14 juillet 2022 Celsius Network a déclaré avoir sollicité la protection des Tribunaux de l'Etat de New York au titre du Chapter 11, c'est-à-dire une procédure judiciaire de traitement de ses difficultés qui la met – provisoirement – à l'abri des poursuites de ses créanciers, pour lui donner le temps de négocier avec eux un accord sur le traitement de sa dette. 

Cette décision fait suite à la décision unilatérale prise par Celsius le 12 juin 2022 de suspendre la possibilité technique pour ses clients de procéder à des « retraits » sur la plateforme. 

Le Chapter 11 fait référence à un chapitre du Code des faillites du droit américain, permettant à un débiteur en difficulté de geler ses dettes, et de négocier avec ses créanciers une restructuration de celles-ci, tout en restant maître de l'entreprise. 

Dans son communiqué[3], Celsius indique qu'elle ne demanderait pas l'autorisation (judiciaire) de permettre les retraits des clients, les créances clients devant être traitées dans le cadre de la procédure de Chapter 11. La position est cohérente avec l'analyse de Celsius selon laquelle ses clients ne disposerait contre elle que de créances, et le Chapter 11 permettant à Celsius de se protéger notamment contre le risque de contentieux des clients mécontents de ne pas pouvoir retirer leurs fonds, quand bien même les conditions générales de Celsius l'autoriseraient à prendre ces décisions. 

L'objectif annoncé de Celsius était d'éviter que les premiers clients soient remboursés tandis que les derniers à réclamer leur dû ne puisse l'être et soient donc contraints d' attendre que Celsius « récolte les fruits d'investissements illiquides ». Celsius est donc bien confrontée à un problème de trésorerie : elle a utilisé des actifs reçus de ses clients pour réaliser des opérations à la rentabilité à moyen ou long terme et n'est pas en mesure, en termes de liquidité, de faire face à des demandes massives de retrait/remboursement. En d'autres termes, tout comme n'importe quelle banque, elle n'a pas les liquidités pour faire face à un « bank run ».

Dans l'absolu, ceci est tout à fait normal puisque pour pouvoir servir les taux d'intérêts annoncés à ses clients, Celsius devait utiliser les actifs reçus de ses clients pour leur faire générer un rendement, soit en les prêtant contre intérêt (ce qui suppose de pouvoir se faire rembourser pour rembourser ses propres clients), soit en les investissant dans des protocoles plus complexes, et encore plus risqués, de finance décentralisée. 

Le traitement des clients dans le cadre du Chapter 11 dépendra donc de la nature des droits qui leur seront reconnus dans le cadre de cette procédure. Il est donc essentiel de d'interroger sur la nature juridique de la relation entre un utilisateur de la plateforme et Celsius.

Le constat est malheureusement très net : l'insécurité juridique des utilisateurs de Celsius a toujours été parfaitement claire (1), malgré une présentation « marketing » qui pourrait être perçue comme biaisée (2). 

 1.Une insécurité juridique pourtant parfaitement claire 

 1.1.Les promesses de Celsius supposaient une structure juridique solide pour protéger ses utilisateurs…

Celsius a bâti son succès auprès de sa clientèle « retail » sur la perspective d'échapper aux banques, parées de tous les maux[4] : structures centralisées, titulaires d'une position dominante sur leur marché, protégées par de nombreuses barrières à l'entrée, se rémunérant grassement et de façon illégitime sur le dos des déposants, prenant des risques inconsidérés au préjudicie de la collectivité, s'accaparant la quasi-totalité de leurs gains en cas de succès et étant assurées du soutien des pouvoirs publics en cas d'échec en raison des craintes systémiques de leurs difficultés et de leur caractère indispensable au bon fonctionnement des échanges économiques (« too big too fail »), les griefs n'ont jamais manqué…

A l'inverse Celsius promettait de supprimer ces intermédiaires en permettant à tout un chacun de devenir lui-même banquier, avec la perspective d'empocher ainsi l'essentiel des gains de cette activité. 

Pour séduisante qu'elles soient, ces promesses se devaient de s'accompagner de garanties solides pour protéger les particuliers, par essence vulnérables, même si la technologie blockchain va de pair avec une responsabilité personnelle renforcée. 

Or, Celsius constituait elle-même une plateforme extrêmement centralisée, au même titre que les banques qu'elle fustigeait. Plus précisément, du point de vue juridique – et lorsque les choses vont mal, il n'y a que le point de vue juridique qui compte - tout était fait pour que les utilisateurs de Celsius n'aient quasiment aucun droit sur la plate-forme et les actifs qu'ils lui avaient transmis.

 1.2.…mais la vulnérabilité juridique des utilisateurs était structurellement organisée 

Les termes et conditions d'utilisation de Celsius sont tristement clairs sur la situation juridique des utilisateurs de la plateforme, du moins selon Celsius :

  • Les utilisateurs sont qualifiés des prêteurs, qui prêtent leurs actifs à Celsius, 
  • Cette opération est présentée comme transférant à Celsius la pleine propriété de ces actifs. Celsius aurait donc le droit d'en jouir de la façon la plus absolue (il est même indiqué que Celsius dispose des clés privées même dans le cas des compte « custody »)[5],
  • Les utilisateurs n'auraient aucun droit sur les profits réalisés par Celsius avec leurs actifs,
  • Celsius n'aurait pas d'obligation de rendre compte aux utilisateurs de l'utilisation de leurs actifs (qui ne seraient plus les leurs),
  • Celsius s'arroge le droit de disposer des actifs comme bon lui semble, notamment de les mélanger à d'autres actifs d'autres clients, et naturellement de les prêter ou de les investir sur des supports généralement risqués, sans droit de regard de la part du client sur la stratégie de Celsius à cet égard – un article entier, l'article 13, est réservé à la question du « consentement à l'usage des actifs numériques par Celsius »,
  • Les utilisateurs ne bénéficieraient « que » d'une créance de remboursement des actifs prêtés, ou plus précisément, d'actifs de même nature,
  • Les utilisateurs ne bénéficieraient d'aucun droit sur les profits engendrés par l'utilisation que fait Celsius des actifs collectés sur la plateforme,
  • Il est expressément prévu qu'en cas d'insolvabilité, le traitement des clients de Celsius serait « peu clair », mais qu'ils pourraient n'avoir presque aucun recours car ils ne seraient vraisemblablement que des créanciers chirographaires, c'est-à-dire dans aucune sureté ou privilège sur les actifs appartenant à Celsius. Cela signifie que les clients n'auraient presque aucun levier de négociation pour espérer recouvrer leur dû. 

Celsius comprenait en outre manifestement très bien que des droits n'ont de valeur que pour autant que leur titulaire soit en mesure de les faire exécuter efficacement devant une juridiction. Les conditions générales traitent donc de l'hypothèse d'un contentieux en mettant tout en œuvre pour décourager les clients d'agir contre la plateforme, et en les empêchant de se réunir : 

  • Processus de recherche de solution amiable durant 60 jours maximum,
  • Soumission des litiges à l'arbitrage de la « American Arbitration Association »,
  • Renonciation aux class actions, qui constituent pourtant la meilleure façon pour les particuliers de créer un rapport de force utile face à un tel géant.

Néanmoins, pour les petits litiges (5.000 USD maximum dans l'Etat de New York et 10.000 USD maximum à New York City, les utilisateurs demeurent libres de saisir la « Small Claims Court ». Ils ne peuvent toutefois toujours pas former d'action de groupe.  

Au-delà des conditions générales, Celsius n'étant pas une banque, elle n'est pas soumise aux règlementations ayant pour but d'imposer une certaine maitrise des risques, telles que les ratios de solvabilité, le contrôle d'autorités de tutelles, des obligations de transparence, etc. 

Comment imaginer alors que tant d'utilisateurs n'aient pas pris la peine de lire ces conditions, ou aient souhaiter s'engager sur la plateforme malgré de telles conditions ?

C'est que tous ces pouvoirs octroyés par Celsius devaient être compensés par deux obligations de taille lui incombant : 

  • verser un taux d'intérêt variable au client lui transmettant des actifs – la promesse commerciale étant que Celsius devait reverser à ses clients environ 80% des profits qu'elle arrivait à générer avec ces actifs,
  • restituer des actifs équivalents à l'utilisateur à tout moment où celui-ci en ferait la demande. 

En d'autres termes, les utilisateurs prêtant à Celsius étaient censés pouvoir demander – et obtenir – à tout moment le remboursement de leurs prêts, donc la restitution des actifs prêtés. 

Cette promesse, en plus de celle du rendement, était fondamentale pour l'équilibre des relations entre les clients et Celsius, et bien évidemment centrale au consentement des clients de transférer leurs actifs à Celsius. 

Les déposants ne percevaient toutefois probablement pas que cet engagement n'était « que » contractuel, et que des lois spécifiques pouvaient permettre à Celsius de ne pas le respecter, en toute légalité. 

C'est le cas de la procédure de Chapter 11, qui par l'effet de la loi autorise voire même oblige Celsius à ne pas rembourser ses créanciers. Et nous avons vu que Celsius estime que ses clients ne sont que des créanciers au titre d'un prêt. 

 1.3.Les conditions générales sont-elles insurmontables ? Une analyse juridique différente serait-elle possible ? 

Les juristes savent que ce n'est pas parce que des conditions générales stipulent quelque chose que ces clauses sont nécessairement valables. Des dispositions légales d'ordre public pourraient en déjouer les effets. Tel est notamment le cas du droit des entreprises en difficulté, comme les dispositions du Chapter 11, ou encore le droit de la consommation (clauses abusives, etc.).

S'agissant de Celsius, les relations entre la société et ses clients sont censés, selon les conditions générales, être régies par le droit de l'Etat de New York. 

 Cela n'empêche pas de réfléchir aux arguments qui pourraient être soulevés par les utilisateurs par analogie avec le droit français[6].

En particulier, la qualification de la relation juridique entre Celsius et ses clients pourrait faire l'objet d'interrogations. Selon Celsius, il s'agirait d'un prêt, mais un certain nombre de stipulations des conditions générales pourrait paraitre incompatibles avec cette qualification. 

Les stipulations selon lesquelles Celsius deviendrait propriétaire des actifs prêtés et jouirait des droits les plus étendus sur ces actifs, serait incompatible en droit français avec la qualification de prêt à usage, pour laquelle le prêteur reste propriétaire de l'actif[7] sauf, selon le Code civil, lorsqu'il s'agit de biens dit « consomptibles », c'est-à-dire qui disparaissent par l'usage que l'on en fait. L'emprunteur est alors tenu de restituer au prêteur la même quotité de biens de même nature ou, à défaut, leur équivalent en valeur. C'est par ce biais que l'on reviendrait à la notion de créance que Celsius semble privilégier pour qualifier les droits de ses clients, pas cette créance en « valeur », donc en monnaie fiduciaire, n'est que subsidiaire à la créance de principe qui est de restituer des biens de même nature.

De la même manière, pour réconcilier la notion de prêt avec celle de dette de l'emprunteur, il faudrait que le prêt porte sur une somme d'argent. Or, selon le droit français et en particulier la jurisprudence du Conseil d'Etat, les actifs numériques seraient des biens incorporels. Les actifs numériques ne sont pas, encore, assimilables à des monnaies (à l'exception peut-être notable, et involontaire pour le législateur français, du Bitcoin).  Il pourrait donc être pertinent de raisonner en termes de droit de propriété et donc de revendication, et non en termes de créances comme prétend le faire Celsius.

L'incohérence pourrait être en partie résolue s'il était considéré que le prêt porterait sur une chose consomptible, et donc que les conditions générales visent la capacité de Celsius à « consommer » les actifs qui lui sont remis par ses prêteurs. 

La question de la consomptibilité des actifs numériques pourrait donc être centrale, et n'est pas sans lien avec celle de la fongibilité. Il est à cet égard intéressant de noter que Celsius précise dans ses Conditions Générales que son obligation de restitution ne porte pas sur précisément les mêmes actifs numériques que ceux qui lui ont été prêtés mais sur des actifs de même nature. 

Cette précision semble suggérer que Celsius ne considère pas les actifs numériques d'une certaine nature comme complètement fongibles, et qu'elle les considère tous comme consomptibles. 

Il n'est pourtant pas évident de qualifier tous les actifs numériques de fongibles ou de consomptibles.

La question de la fongibilité se pose par exemple pour Bitcoin, pour lequel il est tout à fait possible d'identifier un Bitcoin (ou toute subdivision) et d'en suivre tout son historique de transmission. Si en termes de valeur, un Bitcoin est équivalent à un autre Bitcoin, il n'en reste pas moins que tout Bitcoin est identifiable de façon individualisée. 

De même, il n'est pas du tout évident que les actifs numériques puissent être de façon générale qualifiés de « consomptibles ». Ces actifs, une fois créés, peuvent être transférés, mais techniquement, ils ne peuvent jamais véritablement disparaitre. Au mieux pourraient-ils être transférés sur un portefeuille ne disposant pas de clé privée, donc inaccessible (mécanisme dit de « burn »). Il faudrait alors que la jurisprudence interprète l'indisponibilité, le cas échéant perpétuelle, comme une véritable disparition. Quant au fait d'utiliser les actifs dans des protocoles de finance décentralisée au risque de voir ses positions liquidées, il s'agit là de transferts forcés d'actifs qui peuvent difficilement, à notre sens, être qualifiés de « consommation » de ces actifs. Ce sera en tout état de cause une analyse à mener au plan tant technique que juridique, actif par actif.

Sous ces réserves, soit les actifs sont cédés à Celsius, et elle en serait alors pleinement propriétaire, soit ils sont uniquement prêtés, et les déposants pourraient souhaiter revendiquer leurs actifs. 

La qualification de vente, qui permettrait à Celsius de se prévaloir des droits les plus étendus sur les actifs qui lui sont remis, parait plus difficile à justifier dans la mesure où la contrepartie du transfert de propriété n'est pas le paiement d'un prix, mais la promesse du transfert d'une plus grande quantité d'actifs numériques équivalents (ou de la même quantité d'actifs équivalents, et d'une quantité de « CEL Token », le jeton émis par Celsius).  

L'enjeu de ces questions vient du fait que, en droit français du moins, en cas de procédure d'insolvabilité les créances monétaires ne relèvent pas du même régime que le droit de propriété. Il est ainsi beaucoup plus intéressant d'être propriétaire d'un actif détenu par une entreprise en difficulté, que créancier chirographaire de cette même entreprise. 

En droit français, les propriétaires doivent pouvoir récupérer leur bien par priorité, si le débiteur le détient toujours, au travers de procédures de revendication ou de restitution. Le fait d'être propriétaire du bien permet donc, dans certains cas, d'échapper aux effets de la procédure collective.  

En d'autres termes, les clients en mesure d'identifier spécifiquement leurs actifs, et de prouver que Celsius les détient encore, pourraient le cas échéant espérer les récupérer par préférence à tous les autres par le biais de l'équivalent américain (s'il existe) d'une action en revendication ou en restitution.

Ceux qui ne pourraient pas faire ces démonstrations seraient cantonnés à une créance de restitution, qui pourrait se résoudre soit en nature (par la remise d'actifs équivalents) mais de façon différée et sans garantie de la valeur de l'actif au moment de la restitution, soit en valeur monétaire, qui soulèverait également de nombreuses questions notamment quant au cours de référence à prendre en considération pour cette créance et le calendrier de paiement à retenir.  

On le voit, la nature spécifique des actifs numériques pourrait donc s'inviter dans le débat dans le cadre du Chapter 11 de Celsius, pour peut-être bousculer les lignes, pour le meilleur (pour certains) et pour le pire (pour d'autres). 

 1.4.Quelles suites pour le Chapter 11 ? 

Les clients de Celsius devraient vraisemblablement faire partie du processus d'élaboration d'un plan de restructuration, selon des modalités qui devraient être communiquées dans les prochaines semaines.

Sous réserve de ce qui précède sur la capacité de certains clients à revendiquer directement entre les mains de Celsius, si les clients étaient considérés comme de simples créanciers non sécurisés, le meilleur scénario pour eux serait que Celsius survive pour pouvoir effectivement, comme elle l'espère, extraire le maximum de valeur de ses placements illiquides, et donc rembourser ses clients au fil du temps. 

L'une des questions sera de savoir si les créances des clients continueront de porter intérêt pendant toute cette période. Si tel était le cas, une issue favorable n'est pas totalement exclue pour les Celsians qui sont une communauté favorisant notoirement le fait de conserver ses actifs numériques sur le long terme. 

Un autre facteur important résidera dans la capacité de Celsius à restaurer la confiance, largement perdue ces dernières semaines depuis qu'il est apparu clairement que Celsius s'est révélée, à certains égards, encore moins fiable que les banques qu'elle fustige. 

La manière dont Celsius s'y prendra pour tenter de restaurer cette confiance sera très intéressante pour l'ensemble de l'écosystème. Elle pourrait notamment imaginer :

  • S'imposer des ratios de solvabilité de même type que les banques, voire encore plus drastiques – se posera alors la question du contrôle du respect de ces ratios et de l'effectivité des sanctions en cas de non-respect,
  • Structurer différemment ses activités pour offrir des services plus fiables à ses clients, par exemple en ségrégant les activités au sein de filiales spécifiques suivant le niveau de risque de chaque activité, et en permettant aux clients de choisir le niveau de risque qu'ils acceptent de prendre, de manière à ce que les activités les plus risquées ne contaminent pas les autres, 
  • En changeant la nature de la relation juridique avec ses clients pour passer à une véritable gestion de patrimoine dans le cadre de laquelle la propriété des actifs reste acquise aux clients tout comme celle du rendement de leurs actifs, déduction faite d'une commission pour Celsius,
  • En s'imposant des règles de transparence et de reporting strictes envers ses clients au titre de l'utilisation de leurs actifs, 
  • En se soumettant au contrôle d'organismes externes fiables,
  • En souscrivant des assurances au bénéfice de ses clients, en toute transparence, 
  • En facilitant les réclamations contentieuses de ses clients, signe qu'elle n'aurait pas à craindre les autorités judiciaires. 

A mesure que l'expérience des clients se forgera, ces contraintes pourraient se muer en avantages concurrentiels majeurs. L'enjeu pour Celsius sera notamment de mettre en adéquation son discours marketing, avec la réalité juridique de la protection offerte à ses utilisateurs. 

 2.Une présentation « marketing » décalée de la réalité juridique 

 En définitive, la seule « garantie » de bon comportement offerte par Celsius, n'était pas juridique, mais tenait à une perspective marketing : si Celsius venait à faire défaut de façon massive sur son engagement contractuel de restituer les actifs à ses clients, elle perdrait à coup sur la confiance du marché et ne pourrait donc plus attirer de nouveaux déposants. 

Au cours de la débâcle historique du LUNA, Celsius a déployé d'intenses efforts de communication pour rassurer ses clients sur le fait que tous les retraits de LUNA et d'UST sur la plateforme avaient été traités dans les meilleurs délais possibles compte tenu des conditions techniques, notamment liées à la congestion des blockchains concernées.

Aucune entreprise ne souhaitant s'aliéner ses clients, cette « garantie » pouvant paraitre suffisante à la plupart des Celsians

C'était pourtant ignorer qu'il peut arriver des circonstances où une entreprise n'a plus le choix : sa survie à court terme peut mériter de prendre un risque énorme sur sa survie à long terme.

C'est le choix qu'a été amené à faire Celsius dès juin en suspendant unilatéralement et sans décision de justice les retraits sur sa plateforme, tout en cessant de communiquer avec sa communauté. 

Les Celsians ont ainsi fait l'amère expérience que même les plus belles promesses des acteurs garantissant être de leur côté, peuvent être brisées d'un seul tweet. 

On pourra s'interroger sur les procédés marketing consistant à utiliser toute une série de termes ainsi qu'une ergonomie d'interface tendant à créer l'illusion que les utilisateurs resteraient propriétaires des actifs déposés sur la plateforme, alors que telle n'était pas l'intention de Celsius. 

Ainsi par exemple, les conditions générales explicitent clairement que les termes « compte » et « solde du compte » ou « retrait » ne doivent pas être compris comme impliquant une relation de teneur de compte, qui impliquerait que Celsius aurait la garde des actifs pour le compte de ses clients, ces derniers restant propriétaires des actifs, mais sont uniquement utilisés par « commodité ». 

Celsius se place ainsi dans une position singulièrement ambiguë, en reconnaissant cette ambiguïté, et donc le caractère potentiellement trompeur des termes qu'elle utilise sciemment, tout en alertant ses utilisateurs sur cette ambiguïté… dans un document que la plupart d'entre eux ne liront jamais. 

L'utilisation et la répétition de termes dont l'auteur est parfaitement conscient qu'ils donnent une impression inexacte de la réalité de la relation juridique, couplée avec l'engagement contractuel de restitution à première demande, donnait l'illusion aux utilisateurs qu'ils gardaient la propriété et la maitrise de leurs actifs déposés sur la plateforme. 

De la même manière, si le Conditions Générales évoquent bien la possibilité pour Celsius d'empêcher un utilisateur de retirer ses actifs de la plateforme, cela est présenté comme motivée par des exigences de compliance règlementaire, ou encore, par en raison des comportements potentiellement frauduleux de certains de ses utilisateurs. L'utilisateur honnête sera donc rassuré, puisqu'il ne projette d'avoir aucun comportement frauduleux, il ne devrait pas subir de gel de ses avoirs. 

Dans les faits, cette possibilité contractuelle a été utilisée à l'encontre de tous ses utilisateurs, honnêtes ou non, pour des raisons n'ayant rien à voir avec eux, mais tout à voir avec la crise de liquidité subie par Celsius, en dehors de toute procédure judiciaire telle que le Chapter 11. 

Il semble bien que malgré sa véhémence à l'égard du secteur bancaire, Celsius ait succombé à l'attrait de pratiques commerciales sur lesquelles il faudra probablement s'interroger. 

L'absence de régulation montre ses limites, puisque la régulation a également, voire surtout, comme objet de protéger les acteurs en position de faiblesse tels que les consommateurs, contre des comportements, sinon clairement frauduleux, du moins largement questionables. 

 Conclusion 

La question qui se posera, et à laquelle Celsius ferait bien de répondre, consistera à savoir si un modèle respectueux de ses idéaux de base, et protecteur de ses clients, serait envisageable. Nous renvoyons à cet égard à nos suggestions §1.4. 

Pour les utilisateurs, il sera crucial de retenir les leçons de cette nouvelle expérience, si douloureuse soit-elle : les sirènes du marketing, amplifiées par les réseaux sociaux et la psychologie de marché, sont aussi puissantes que dangereuses. 

Or, c'est aussi aux utilisateurs de s'éduquer, et de sanctionner les propositions trop belles pour être vraies. La situation de Celsius ne remet pas en cause les prémisses qui fondaient le projet de cette entreprise, ni les promesses et les espoirs dont elle était porteuse. 

Mais les utilisateurs doivent comprendre qu'il est possible que les choses se passent mal, et qu'en pareil cas leurs protections tiendront à leur stratégie d'allocation d'actifs (qui ne peut être pertinente que si elle se base sur une correcte appréciation des risques) et à la réalité des relations juridiques qu'ils nouent dans le cadre de leurs transactions. 

C'est à eux d'utiliser leur force de marché pour favoriser les projets et entreprises qui prennent véritablement à cœur de fournir des droits véritables et efficaces à leurs utilisateurs. 

Si le monde de la finance et de l'investissement est extrêmement régulé, ce n'est pas uniquement pour enrichir des intermédiaires ou pour en réserver l'accès à une poignée d'élus. C'est aussi et surtout parce que compte tenu des montants en jeu, les investisseurs, et en particulier les investisseurs professionnels, ont bien compris qu'il était crucial que le droit constitue un élément majeur de sécurisation de leurs investissements : ils doivent pouvoir analyser précisément les droits conférés par leurs investissements, les limites à ses droits, et les risques associés. Si les professionnels estiment que cela est bon pour eux, les particuliers voulant s'improviser banquiers feraient bien de comprendre que cela serait certainement aussi bon pour eux. 

[1] « Ceci n'est pas un conseil en investissement », « n'investissez que ce que vous êtes prêt à perdre », « DYOR (pour « Do Your Own Ressearch »)… 

[2] « Do not trust, verify” est un aphorisme central aux outils qui sous-tendent Bitcoin, celui-ci ayant été pensé précisément pour créer la confiance structurellement, entre des acteurs qui ne se font pas confiance par nature, en résolvant par exemple le problème dit des « généraux byzantins ». 

[3] https://www.businesswire.com/news/home/20220713005911/en/Celsius-Network-Initiates-Financial-Restructuring-to-Stabilize-Business-and-Maximize-Value-for-All-Stakeholders

[4] « Unbank yourself » et « Banks are not your friends » comptent parmi les slogans les plus populaires de Celsius. 

[5] “All Eligible Digital Asset balances on your Celsius Account represent Digital Assets that are either (1) held in your Custody Wallet by Celsius or a Third Party Custodian, (2) loaned by you to Celsius, or (3) posted to Celsius as collateral and, therefore, owned, held and/or controlled by Celsius (under the applicable Service, as further detailed herein), and subject to Celsius' obligation to deliver such Digital Assets back to you upon the termination of the applicable Service” (…) “If our Earn Service is available to you, upon your election, you will lend your Eligible Digital Assets to Celsius and grant Celsius all rights and title to such Digital Assets, for Celsius to use in its sole discretion” (…)  “They [the digital assets transferred to Celsius] shall be Celsius' property, in every sense and for all purposes” selon les conditions générales. 

[6] L'auteur de ces lignes n'étant pas avocat au barreau de New-York, les développements qui suivent ne sont que des conjectures basées sur des principes de droit français, inapplicable à la relation entre Celsius et ses clients. 

[7] Selon l'article 1877 du Code Civil : « Le prêteur demeure propriétaire de la chose prêtée ».

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