La biodiversité, un capital naturel bientôt inscrit au bilan des entreprises ?

  • Publication publiée :14 décembre 2021
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Hervé Thiard (Pictet AM) : "Des objectifs pour la biodiversité à horizon 2030 seront définis  à l’occasion du sommet des Nations Unies de 2022 à Kunming, en Chine."

La lutte contre le réchauffement climatique est à l’œuvre. Gouvernements, entreprises, investisseurs et consommateurs sont mobilisés. Mais leur action est aujourd’hui concentrée sur la limitation des émissions de CO2. C’est insuffisant pour assurer la préservation de notre environnement. La lutte contre la dégradation de la biodiversité est le nouvel objectif net zéro. Chronique juridique de Hervé Thiard, directeur général de Pictet AM.

La nature est fondamentale pour la santé humaine. Les populations de Mésopotamie utilisaient autrefois des centaines de plantes différentes, comme le pavot et le myrte, pour se soigner. Aujourd’hui plus d’un tiers des médicaments modernes sont issus de la flore et de la faune et l’industrie pharmaceutique utilise pas moins de 70 000 espèces de plantes différentes.  La dégradation de la biodiversité, fait perdre à l’humanité un remède clé tous les deux ans. L’if de l’Himalaya utilisé pour produire le Taxol, un traitement chimiothérapique pour soigner le cancer, est au bord de l’extinction, car surexploité comme combustible.

Mais la perte de traitements médicaux n’est pas la seule conséquence de la dégradation de la biodiversité.  Une biosphère saine nous assure une quantité suffisante de nourriture, d’air propre, d’eau et de sols fertiles. Elle garantit le bon fonctionnement de processus cruciaux comme la pollinisation, la protection contre les inondations et la capture du carbone. La dégradation de la biodiversité menace tout cela.

Un actif comme n'importe quel actif

Un modèle conçu par les Nations Unies considère les ressources de la planète comme du «capital naturel», un actif comme n’importe quel actif présent dans le bilan d’une entreprise.

Les réserves d’eau potable, de sols fertiles et de minéraux de la Terre sont ainsi le capital dont disposent les humains pour bénéficier de quatre «services écosystémiques» essentiels:

  • l’approvisionnement en alimentation, oxygene, carburant et eau douce
  • la régulation de l’environnement : stockage du carbone, pollinisation, protection contre les inondations et purification de l’eau
  • La culture : l’apport esthétique, spirituel, educatif et récratif
  • Les cycles naturels assurant le bon fonctionnement de la biosphère : cycles biochimiques, formation des sols, production primaire.

La valeur économique de ces services est estimée à 140 000 milliards de dollars par an, soit 60% de plus que le PIB mondial.

L’humanité puise rapidement dans ce capital sans investir pour préserver sa valeur et a donc déjà gravement détérioré environ 60% des services écosystémiques mondiaux.

La perte de biodiversité devrait donc être une  priorité pour les entreprises et les investisseurs, en particulier à l’ère du capitalisme responsable. Pourtant, ce n’est pas le cas.

Pourquoi ? La biodiversité, c’est compliqué. Contrairement au changement climatique, qui bénéficie de recherches étendues et de cibles physiques claires, la biodiversité est un système désordonné et dynamique qui ne se prête pas facilement à l’analyse Par exemple, plus de 80% des espèces vivant sur notre planète n’ont pas encore été découverts par la science.

Cependant, les crises du climat et de la biosphère sont intimement liées et doivent être traitées simultanément. Les écosystèmes océaniques et terrestres éliminent chaque année environ la moitié des émissions de CO2 d’origine anthropique de l’atmosphère. Ainsi, la moitié de notre «dette climatique» est éliminée gratuitement par la biosphère chaque année. C’est une subvention non négligeable pour l’économie mondiale.

La montée de la comptabilité verte

Pour répondre au problème de la perte de biodiversité, les entreprises doivent d’abord admettre que la perte de biodiversité fait peser des risques  sur leurs résultats financiers :

  • Les risques physiques sont les plus évidents. La déforestation pourrait provoquer des inondations ou réduire les précipitations locales, ce qui ferait grimper les coûts d’exploitation et d’assurance Les producteurs alimentaires peuvent subir une baisse de leur production et de leurs revenus à long terme en raison de l’épuisement de sols riches en nutriments sous la pression d’une agriculture intensive.
  • Les risques de responsabilité. Ils entraînent des frais juridiques et nuisent à la réputation  en cas d’ accusations de dommages à l’environnement.

Les entreprises disposent déjà de plusieurs modèles de risque : l’ONU a développé un cadre de statistiques et de comptabilité qui permet aux investisseurs de comparer des données comptables environnementales pour prendre des décisions éclairées. Le Système de Comptabilité Economique et Environnementale Intégrée (SCEEI) sert au calcul des progrès vers les objectifs de développement durable. Le  modèle scientifique des limites planétaires aide les entreprises à mesurer leur contribution à la perte d’espèces pour chaque million de dollars de chiffre d’affaires qu’elles génèrent.

Certaines entreprises progressent plus vite que d’autres. Le groupe Kering a élaboré un compte de résultat environnemental (EP&L, pour Environmental Profit & Loss) pour quantifier les effets de ses activités sur la biodiversité et l’environnement. Le groupe s’est engagé à réduire son empreinte EP&L de 40% sur l’ensemble de sa chaîne d’approvisionnement d’ici à 2025.

En France, de nouvelles réglementations instaurées en 2019 obligent les institutions financières – y compris les banques, les investisseurs et les assureurs – à publier ces informations dans leurs déclarations.

Nouveau zéro net: la biosphère et la finance

Pour l’entreprise, la lutte contre la perte de biodiversité ne se limite pas à l’atténuation des risques et à une communication transparente. Les dépenses d’investissement des entreprises peuvent aider à réparer les dommages causés aux écosystèmes. Pour quantifier l’impact que les investissements d’une entreprise peuvent avoir sur la réduction du risque d’extinction des espèces, le modèle STAR (Species Threat Abatement and Recovery) a été mis au point par l’Union internationale pour la conservation de la nature..

Aujourd’hui, les investissements annuels publics et privés destinés à protéger la biodiversité s’élèvent à environ 78-91 milliards de dollars, soit environ un dixième du montant considéré comme nécessaire et la moitié des subventions mondiales liées aux carburants fossiles.

Mais les mentalités évoluent. Des objectifs pour la biodiversité à horizon 2030 seront définis  à l’occasion du sommet des Nations Unies de 2022 à Kunming, en Chine. 

La création d’un nouvel objectif « net zero, perte de biodiversité » pour les  entreprises est une tâche colossale. Elle est pourtant nécessaire si nous souhaitons préserver la nature et mener une transformation durable de notre économie.

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