Finance responsable, nouvelle tour de Babel ?

  • Publication publiée :21 septembre 2021
  • Post category:Avis d'expert
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Hervé Thiard (Pictet AM) : "Des objectifs pour la biodiversité à horizon 2030 seront définis  à l’occasion du sommet des Nations Unies de 2022 à Kunming, en Chine."

Hervé Thiard, directeur général de Pictet AM, signe la première Chronique juridique de Finascope : l’occasion donnée à un expert de livrer un éclairage ou une opinion sur une actualité réglementaire ou juridique de l’univers des marchés financiers et de l’investissement.

La finance responsable est-elle un vaste chantier où tous s’activent pour atteindre des objectifs démesurés, au risque de se diviser à jamais ? On pourrait le penser. La prolifération des labels, le relativisme (le nucléaire est-il une énergie verte ?), l’imagination débridée des équipes marketing, l’imprécision des concepts (que veut dire « Impact »? ),  sans parler du jargonnage (best-in-class, PRI, PAI, ISR, SFDR, ODD…), tout est là pour atomiser et diviser l'écosystème de la finance durable, pourtant carburant essentiel de la transition sociale et environnementale. Et pire encore, le doute s’installe quant à la bonne foi des entreprises et des établissements financiers au risque de démotiver les investisseurs les plus convaincus.

Progrès indéniables

Pourtant des progrès indéniables ont été enclenchés. Depuis quinze ans des initiatives réglementaires et politiques, certes disparates,  mais convergentes, dessinent le cadre normatif  et réglementaire qui permettra enfin aux entreprises,  aux professionnels de l’investissement et aux investisseurs d’agir dans la sérénité. Sans les citer toutes, des initiatives clés ont vu le jour : les UNPRI en 2006, la définition des 17 Objectifs de Développement Durable (ODD), l’accord de Paris de 2016, la loi Énergie Climat française et enfin le plan d’action européen pour la finance durable avec l’entrée en vigueur de la directive SFDR en mars 2021.

Le plan d’action européen mérite que l’on s’y attarde. Engagé dès 2018, son objectif est clair : réorienter les capitaux vers l’investissement responsable. Pour cela trois prérequis: les entreprises et les investisseurs doivent pouvoir identifier les incidences financières des problèmes environnementaux et sociaux, les activités financières doivent être transparentes et s’inscrire dans le long terme et enfin la communication aux investisseurs doit s’intensifier.

Approche holistique

Concrètement, la Commission européenne a défini les activités économiques durables « la taxonomie verte »  puis les comportements nuisibles « les Principal Adverse Impact » ou PAI et enfin les règles et le format de l’information délivrée aux investisseurs, soit la « Sustainable Finance Disclosure Regulation » ou SFDR. Le grand intérêt  de ce corpus réglementaire est son approche holistique. Le plan impose un format unique de communication et d’évaluation à la fois aux entreprises, aux investisseurs et aux sociétés de gestion. Dans le détail : 

La taxonomie européenne est le préalable à cette démarche d’harmonisation. Elle définit les activités pouvant être qualifiées de durables au sens où elles préservent et améliorent l’environnement et la société. Elle définit également le seuil à partir duquel on peut considérer qu’une entreprise peut revendiquer une activité verte. Pour être qualifiée de durable une activité doit contribuer à au moins un de ces 6 objectifs  environnementaux :  

  • La limitation du changement climatique
  • L’adaptation au changement climatique                                                          
  • L’utilisation durable et la protection de l’eau et des ressources marines
  • La transition vers l’économie circulaire
  • La prévention de la pollution et son contrôle
  • La protection et la restauration de la biodiversité et des écosystèmes

Les activités éligibles au premier objectif incluent, par exemple, la fabrication d’éoliennes et de panneaux solaires, la production d’électricité renouvelable, la fabrication de matériaux d’isolation et d’ampoules à basse consommation, et de manière plus large, une série d’activités contribuant à une réduction significative de la consommation d’énergie et des émissions de gaz à effet de serre. La taxonomie verte définit également des normes techniques strictes auxquelles les entreprises doivent se conformer afin de revendiquer que leur chiffre d’affaires est, en totalité ou en partie, en ligne avec la taxonomie.   

La diffusion d’information relative à la taxonomie verte et aux activités nuisibles s’imposera dès 2022 au niveau des portefeuilles d’investissement.  Ces mêmes informations deviendront obligatoires pour les entreprises européennes à partir de 2023.    

Marketing des sociétés de gestion

La conséquence la plus visible de la réglementation SFDR se situe au niveau du marketing des sociétés de gestion. Impossible aujourd’hui de qualifier un fonds de placement de « durable » ou « responsable » si la gestion ne répond pas à un strict cahier des charges et à une transparence totale et normée quant aux objectifs de durabilité du fonds et aux résultats obtenus.

Les fonds de placement estampillés « article 8 » devront démontrer l’intégration systématique de critères ESG dans les choix d’investissement pour aboutir à un portefeuille de sociétés parmi les plus vertueuses et actives en matière environnementale et sociale. De leur côté, les fonds article 9 devront démontrer que les entreprises choisies impactent directement et positivement la société et la planète.  Il s’agit par exemple des sociétés de la santé, des énergies renouvelables, des transports décarbonés ou de la dépollution d’eau. Dans tous les cas, les entreprises devront faire preuve de « bonne gouvernance » et veiller par exemple à une meilleure diversité de leur conseil d’administration ou au respect du droit des actionnaires minoritaires.

Dès juillet 2022

Dès juillet 2022, les acteurs de l’investissement, chiffres et données à la clé, devront démontrer que leurs portefeuilles sont bien conformes aux ambitions de durabilité affichées. Le format des données est bien entendu imposé et commun à toute l’Europe et sera spécifié dans un règlement technique dont la version finale est attendue pour la fin de l’année.   Concrètement, des indicateurs de comportements nuisibles d’une entreprise ou d’un Etat (les Principal Activities Impact) seront utilisés. La commission en a défini 14 que l’on peut regrouper ainsi :  

  • empreinte carbone, intensité énergétique et exposition aux énergies fossiles 
  • pollution des eaux, déchets dangereux  et activités nuisibles à la biodiversité
  • violation des principes du Pacte mondial des Nations Unies et les lignes de conduite de l’OCDE pour les entreprises multinationales
  • activités liées aux armes controversées telles que mines anti-personnel et armes à sous-munitions
  • violations sociales de la part d’un Etat  

Ces indicateurs devront être divulgués dans les reporting des fonds Article 8 et Article 9 et présentés de manière agrégée au niveau de la société de gestion. 

Ces informations devront être largement accessibles sur les sites internet des sociétés de gestion et diffusées proactivement lors de l’entrée en relation avec les investisseurs (prospectus et DICI …), et dans les caractéristiques ESG des fonds qui seront considérablement enrichies en 2022 dans le cadre de la réglementation MIFID et que les prescripteurs devront obligatoirement prendre en compte pour formuler leurs conseils d’investissement. 

Problèmes de calage à régler  

Nous attendons encore beaucoup des travaux de la Commission, notamment sur la finalisation de la taxonomie environnementale, la définition de la taxonomie sociale, et la mise en place d’un Eco-Label pour les fonds de placement.   Dans tous les cas, des défis majeurs subsistent dans la communication des données par les entreprises et la définition de normes de place pour leur agrégation au niveau des fonds de placement. Il reste également des problèmes de calage à régler : les financiers devront communiquer l’impact de leurs investissements dès 2022, or ils ne pourront le faire que sur la base des information fournies par les entreprises qui elles n’auront l’obligation de les communiquer qu’à partir de 2023 …

Il est trop tôt pour faire un bilan définitif du plan européen et les prochains mois seront déterminants pour mesurer l’ampleur des changements prévus, mais les avancées et la mobilisation de la place sont réelles. Contrairement à la Tour de Babel, la construction de la finance responsable n’est pas prête de s’arrêter.

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