L’activité de journaliste financier est-elle dangereuse ?

  • Publication publiée :19 octobre 2021
  • Post category:Avis d'expert
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Frank Martin-Laprade, avocat à la Cour et partner du cabinet Jeantet, signe une nouvelle Chronique juridique sur Finascope.fr. Il commente les conclusions de Juliane Kokott, avocat général de la CJUE (Cour de Justice de l’Union Européenne) en date du 16 septembre, dans l’affaire de la condamnation en octobre 2018 par l’AMF (Autorité des Marchés Financiers) d’un journaliste anglais. Celui-ci a déposé un recours devant la Cour d’appel de Paris, qui avait posé une question préjudicielle à la CJUE.

Un journaliste anglais chevronné, ancien du Financial Times, a été accusé par l’AMF (puis condamné à hauteur de 40.000 euros) d’avoir indûment communiqué à des tiers (à savoir certaines de ses sources), en dehors du cadre normal de son travail, une information privilégiée relative à la publication prochaine (sur un site internet appartenant au Daily Mail) d’articles faisant état de rumeurs de marché relatives au potentiel dépôt d’une OPA visant les titres de deux sociétés françaises (Hermes en 2011 et Maurel & Prom en 2012).

Le journaliste a formé, devant la Cour d’appel de Paris, un recours contre la décision de la commission des sanctions de l’AMF, et cette juridiction a posé une question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), afin de vérifier si son activité professionnelle, relevant de la liberté fondamentale de la presse dont le principe est protégé au niveau européen, ne le mettait pas à l’abri d’une telle procédure répressive. 

L’avocat général de la CJUE, Madame Juliane Kokott, a récemment rendu ses conclusions, relativement ambivalentes, dans cette affaire qui concentre l’attention de toute la communauté des journalistes financiers en Europe, légitimement inquiets à l’idée qu’ils pourraient eux-aussi être exposés au même risque de condamnation, ainsi que celle des régulateurs membres de l’ESMA, la commission des sanctions de l’AMF l’ayant d’ailleurs évoquée lors de son dernier colloque.

La première question à trancher était de savoir si le journaliste était en droit de se prévaloir de son statut particulier dans cette affaire, l’AMF ayant adopté une approche très restrictive de l’activité professionnelle d’un journaliste, en la résumant à la seule publication d’un article, ce qui n’incluait donc pas les conversations téléphoniques qu’il était susceptible d’avoir, en amont, avec ses sources habituelles.

A ce sujet, l’avocat général donne clairement tort à l’AMF : il reconnaît que les recherches préalables et la vérification de la crédibilité des informations, avant leur éventuelle publication, font partie intégrante du travail d’un journaliste, dont il faut d’ailleurs souligner au cas présent qu’il n’a pas été accusé d’avoir diffusé des informations fausses ou trompeuses (article 12 MAR), alors même qu’aucun des deux projets d’OPA mentionnés dans ses articles ne s’est finalement concrétisé.

Pour autant, à l’époque de la publication des articles, la rumeur existait réellement sur le marché et le recoupement de diverses sources avait confirmé qu’elle était plausible, si bien que le journaliste n’avait rien à se reprocher, puisque son rôle consistait simplement à en faire état, sans que ses diligences l’obligent à certifier l’exactitude de l’information sous-jacente. A cet égard, le journaliste est un tiers extérieur, qui n’est pas soumis au même régime qu’une société émettrice cotée (Article 223-1 du Règlement Général de l’AMF).

Cependant, il est vrai qu’un projet d’OPA ne relève pas nécessairement de l’obligation d’information du public qui pèse sur l’émetteur (article 17 MAR), dans la mesure où celui-ci n’en est que la cible, si bien qu’il ne peut pas être regardé comme l’initiateur d’une telle opération financière : il n’est donc pas concerné par les dispositions spécifiques de l’article 223-6 du Règlement Général de l’AMF, dont la simple existence prouve que l’avocat général a tort de considérer que le marché aurait pu être mis au courant par son intermédiaire, en application de la réglementation européenne.

Du reste, ce n’est pas la rumeur relative au projet d’OPA (y compris avec la mention d’un prix très supérieur au cours de bourse) qui constitue l’information privilégiée dont la divulgation est reprochée au journaliste, mais uniquement la perspective de la prochaine publication d’un article sur le sujet, celle-ci étant indéniablement « précise » au sens de la réglementation applicable, puisqu’elle était susceptible de se produire (le journaliste tenant une rubrique quotidienne) et qu’on ne pouvait pas exclure qu’elle ait un effet (haussier) sur le cours.

Dans ces conditions, il fallait toutefois établir si cette communication avait vraiment eu lieu « en dehors » du cadre normal du travail de son auteur, car c’est la condition sine qua non pour qu’elle soit répréhensible, en application du droit commun fixé par l’article 10 du Règlement européen sur les abus de marché (MAR), indépendamment des spécificités liées à l’activité journalistique. 

Or, s’agissant du travail de journaliste, à supposer même que le caractère « normal » s’apprécie au regard de la stricte nécessité de procéder à une telle communication et à l’absence d’alternative, conformément à la jurisprudence européenne en matière de liberté de la presse (CJUE, 22 novembre 2005, Affaire Grøngaard et Bang ), l’avocat général n’exclut pas que cela comprenne aussi l’entretien de bons contacts avec les sources, afin de sécuriser les flux de futures informations, quitte à leur parler aussi du calendrier de publication, pour faire preuve de transparence et gagner leur confiance.

Ainsi donc, c’est uniquement à titre subsidiaire, dans l’hypothèse où les juges ne partageraient pas cette approche du caractère « normal » de l’échange de ce type d’information avec des sources, au regard du métier de journaliste, que les dispositions inédites de l’article 21 MAR avaient vocation à s’appliquer, le cas échéant de manière rétroactive car elles sont plus douces, incitant les régulateurs boursiers à faire preuve d’une certaine tolérance envers les journalistes qui n’en auraient retiré aucun avantage financier.

Là-aussi, l’avocat général fait preuve d’ouverture d’esprit, en expliquant que la protection de la liberté de la presse, garantie fondamentale de la vie en démocratie, justifie qu’on fasse preuve de modération à l’égard d’un journaliste qui aurait agi de façon professionnelle, éthique et responsable, sans avoir l’intention de sciemment favoriser la commission d’un abus de marché par ses interlocuteurs indélicats ou leurs propres relations amicales.

Au cas d’espèce, il semblerait que la bonne foi du journaliste a effectivement pu être abusée par certaines de ses sources, celles-ci le qualifiant en privé de « scribouillard » (AMF, 24 octobre 2018, SAN 2016-17) et prenant parfois l’initiative de le rappeler en fin de journée, pour le faire parler sur les progrès de ses investigations, de manière à pouvoir ensuite partager avec leurs proches – en avant-première – la nouvelle qu’un article allait bientôt sortir sur une rumeur dont la crédibilité aurait été vérifiée par un professionnel sérieux (mais peut-être un peu trop candide ?).

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