Quel cadre juridique pour l’utilisation des actifs numériques en sûretés ?

  • Publication publiée :1 août 2023
  • Post category:Avis d'expert
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Les cas d’usage des actifs numériques se multiplient à mesure qu’ils se démocratisent, les rapprochant alors des techniques de la finance traditionnelle. La constitution de sûretés sur des actifs numériques se répand et interroge sur le caractère suffisamment adapté de notre cadre juridique actuel. Chronique juridique de Sébastien Praicheux, docteur en droit, avocat au Barreau de Paris, associé (Norton Rose Fulbright LLP) et chargé d’enseignement.

Les applications de la finance décentralisée, de plus en plus abouties, démultiplient les utilisations possibles des actifs numériques telles que les opérations de prêts-emprunts sur de tels actifs, la création d’indices ou l’exposition « synthétique » à des risques relatifs au prix des crypto-monnaies notamment via des contrats financiers (produits dérivés).

Les actifs numériques ne servent pas uniquement à effectuer des opérations d’achat-vente et d’investissement dans des projets. Certaines plateformes proposent désormais aux détenteurs d’actifs numériques ou de jetons non-fongibles (non-fungible tokens, « NFT ») de les prêter moyennant un taux d’intérêt ou selon toute autre forme de rémunération convenue. Ces prêts s’effectuent avec ou sans garanties, lesquelles peuvent notamment porter sur des actifs numériques. Si la finance décentralisée bouscule la finance dite traditionnelle, elle lui emprunte aussi ses techniques. La constitution de sûretés sur des actifs numériques renouvelle leur usage et nous interroge sur le caractère suffisamment adapté de notre droit financier.

Première difficulté juridique

Une première difficulté juridique portera sur l’actif faisant l’objet de la sûreté, nombre d’actifs numériques pouvant être assimilés à des biens meubles incorporels fongibles voire dans certains cas non fongibles pour les NFT. Les termes du débat se complexifient au vu de la difficile qualification des NFT « fractionnés ».

Cependant, si l’objet de la sûreté porte sur un security token, c’est-à-dire un jeton assimilable à un titre financier enregistré au moyen d’un dispositif électronique d’enregistrement partagé (« DEEP ») (blockchain), consacré par la loi Pacte, la dette de financement pourrait être garantie au moyen d’un nantissement d’un compte titres au crédit duquel ces jetons-titres sont inscrits. Ce nantissement comprendrait non seulement les jetons-titres qui figuraient sur le compte titre ou le DEEP nanti lors de la constitution du nantissement mais également ceux qui substitueront ou complèteront ces jetons en garantie de la créance initiale, sauf convention contraire des parties. Les fruits et produits de ces jetons feraient alors également partie de l’assiette du nantissement.

Les security tokens suivent le régime classique des sûretés constitués sur des instruments financiers, ce qui devrait poser moins de difficultés aux praticiens que les sûretés constituées sur les actifs numériques et sur les NFT.

Il convient ainsi de relever que le futur règlement européen sur les marchés de crypto-actifs (« MiCA ») prévoit un régime particulier en ce qui concerne les jetons se référant à des actifs (stablecoins). Ce règlement écarterait ainsi la possibilité de constituer des garanties sur les actifs auxquels se réfèrent des stablecoins, afin de préserver la valeur des actifs sous-jacents.

Les autres actifs numériques et NFT pourraient constituer l’assiette de plusieurs types de sûretés et notamment d’un nantissement, soit « l'affectation, en garantie d'une obligation, d'un bien meuble incorporel ou d'un ensemble de biens meubles incorporels, présents ou futurs. » (article 2355 du Code civil). Le nantissement d’un bien incorporel autre qu’une créance suit alors le régime du gage de meubles corporels et peut s’effectuer avec ou sans dépossession.

Questions pratiques essentielles

En théorie, le nantissement pourrait être constitué mais la technologie sous-jacente à de tels biens soulève des questions pratiques essentielles. Nous savons que les opérations de prêts d’actifs numériques sont sous-tendues par des contrats « intelligents » reposant sur la technologie de la blockchain ou smart-contracts qui automatisent l’exécution de la transaction : les versements sont effectués automatiquement, les biens grevés en garantie sont liquidés en cas de défaut du constituant, etc. Toutefois, comment assurer la sécurité de la dépossession dans un secteur encore propice à l’anonymat et aux fraudes ? Les termes de la transaction doivent en tout état de cause faire l’objet d’une véritable convention entre les parties.

D’autres questions doivent encore être résolues. Ainsi, la dépossession doit-elle s’opérer « physiquement » via la détention, par le créancier, d’une clé sur laquelle est « stockée » l’actif numérique en question ? Ceci supposerait que la confiance existe entre les parties et que la clé parvienne physiquement au créancier, ajoutant un élément de complexité à la transaction. La dépossession pourrait alors être dématérialisée et l’actif serait transféré dans le wallet du créancier, avec ou sans accès à la clé privée. Cette option pourrait néanmoins s’avérer risquée pour l’emprunteur, qui pourrait se trouver en situation de ne pas pouvoir récupérer l’actif grevé. L’affectation en garantie des fruits et produits d’un actif numérique (revenus tirés de l’immobilisation - staking - ou issus d’opérations de finance décentralisée tels que nos prêts-emprunts précités, etc.) par la combinaison d’un nantissement de créance et du solde du compte-espèces pourrait être envisagée.

Enfin, si en matière de gage, le recours à un tiers n’est en principe qu’une faculté, il pourrait s’avérer très utile de transmettre l’actif numérique nanti entre les mains d’un tiers de confiance pour assurer la sécurité juridique de l’opération. C’est la raison pour laquelle les plateformes prestant ce type de service proposent parfois d’être des intermédiaires entre le prêteur et l’emprunteur (ou un pool de prêteurs et d’emprunteurs). La qualification juridique de l’interposition de la plateforme au regard du Code monétaire et financier devra être analysée. Par ailleurs, si le bien grevé est un actif numérique fongible, la plateforme ou le tiers devra en principe le tenir dans un compte séparé des autres actifs détenus, à défaut de quoi le constituant pourrait en réclamer la restitution.

Fiducie sûreté

Le recours à la fiducie sûreté pourrait également être envisagée, les actifs numériques devraient alors être transférés auprès, par exemple, d’un établissement de crédit également agréé pour prester la conservation d’actifs numériques. Les actifs seraient alors tenus séparés du patrimoine du débiteur et du créancier auprès d’un tiers de confiance, sous réserve de la réalisation des formalités nécessaires.

Enfin pourquoi ne pas envisager que les actifs numériques puissent constituer des garanties financières au sens des dispositions de la Directive européenne 2002/47/CE ? Les securities token qualifiés de titres financiers en droit français répondraient en principe aux critères d’éligibilité des articles L. 211-36 et suivants du Code monétaire et financier. En revanche, les actifs numériques n’étant pas expressément inclus dans la liste des actifs éligibles à de telles garanties, une solution peut consister par exemple en une « représentation » de ceux-ci au moyen d’une créance (par exemple sur le prestataire dûment enregistré ou agréé pour le service de conservation) elle-même affectée en garantie de l’opération de financement. Les établissements bancaires et financiers pourraient y trouver avantage, sous réserve du traitement prudentiel de telles opérations.

Cependant, la technologie sous-jacente à de tels actifs est susceptible de soulever des difficultés en matière de loi applicable en l’absence de règle de conflits de loi spécifique. Un instrument international sera la clé d’un développement des sûretés dans ce domaine. En outre, la volatilité des actifs numériques peut freiner l’essor de telles sûretés, sous réserve d’une « structuration » plus complexe (constitution de marges pour tenter de cantonner le risque de fluctuation des cours, affectation en garantie de produits dérivés permettant la couverture du risque « prix » des actifs numériques, remise en garantie d’actifs additionnel excédant la valeur de la sûreté, etc.). L’attention doit en outre être portée au risque de disproportion de la sûreté, source de responsabilité au titre de l’article L. 650-1 du Code de commerce.

Par ailleurs, les actifs numériques et les NFT sont régulièrement l’objet de vols et d’hameçonnage. Comment dès lors assurer lintégrité de l’actif numérique grevé ? Les solutions doivent être envisagées par les parties au moment de la constitution de la sûreté afin d’allouer les éventuelles responsabilités. Si l’actif numérique est remis entre les mains du créancier, quelle serait sa responsabilité en cas de cyber-vol ou de hacking ? Les parties pourraient-elles faire assurer leurs actifs numériques ou se faire assurer contre le risque lié à la cyber-sécurité ?

Il n’existe pas d’obstacles juridiques majeurs à la constitution de sûretés sur des actifs numériques – sous réserve de l’élargissement souhaité du cadre européen des garanties financières – , mais des questions pratiques devront être réglées en amont par les parties afin d’assurer la sécurité juridique de leurs opérations.

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