Quels salaires pour les fondateurs de la tech?

  • Publication publiée :7 janvier 2022
  • Post category:Avis d'expert
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Jean-Baptise Rudelle est président de The Galion Project et, depuis décembre, administrateur de Galion.exe.

The Galion Project, le collectif des entrepreneurs de la French Tech né il y a 5 ans, publie sous la plume de son président Jean-Baptiste Rudelle, une mise à jour 2022 de son étude sur les salaires des fondatrices et fondateurs de start-up. Basé sur une enquête auprès de 192 membres du Galion, cet article analyse les évolutions des rémunérations des entrepreneurs, notamment post-Covid. Première conclusion : toutes situations confondues, les salaires des CEO du Galion sont 30% plus élevés qu’en 2019.

Du fait de leur large participation au capital, le salaire des fondateurs et fondatrices est un sujet à part entière. Avant la première levée de fonds avec des investisseurs financiers, les fondateurs sont d’ailleurs en général les seuls à combiner un engagement à plein temps et l’absence totale de rémunération. Pour tenir durant cette période qui peut durer de quelques mois jusqu’à deux ans ou plus dans certains cas, cela nécessite de disposer d’une réserve personnelle ou alors de toucher l’allocation chômage. La première levée de fonds s’accompagnant toujours d’un engagement des fondateurs typiquement de 3 ou 4 ans au minimum (voir la Galion Term Sheet sur ce sujet), il devient indispensable de doter les fondateurs d’un salaire pour assurer leur sécurité financière au quotidien.

1. QUELLE GOUVERNANCE POUR FIXER LES SALAIRES ?

Fixer le salaire des fondateurs relève de la compétence du conseil d’administration et fait partie des décisions sur lesquelles le pacte d’actionnaire prévoit en général un droit de veto des investisseurs financiers. Ce verrou est justifié car il permet de s’assurer que les salaires des fondateurs restent cohérents avec les pratiques de marché et ne donnent pas lieu à un détournement indu de l’argent levé. Dans la pratique, la majorité des fondateurs Galions interrogés témoignent que le sujet a été traité de manière consensuelle. Au début, le montant du salaire est le plus souvent proposé à l’initiative des fondateurs eux-mêmes et approuvé ensuite par les investisseurs financiers. Ce processus informel ne pose en général pas de problème. Dans certains cas, le montant des salaires peut être prévu directement dans la Term Sheet d’investissement. C’est relativement atypique, mais peut se produire notamment pour rassurer l’une ou l’autre partie à l’avance sur le fait qu’il n’y aura pas de malentendu ultérieur sur le sujet. Plus courant, certains fondateurs incluent le coût de leur salaire directement dans le business plan proposé aux investisseurs. Cette pratique a le mérite de couvrir le sujet, sans en faire un point de négociation trop important (ce qui ne devrait jamais être le cas en principe pour une levée de fonds).

Pour rendre le processus pérenne et rigoureux, notamment à partir de la Series B où le board a tendance à s’élargir, une bonne pratique consiste à mettre en place un comité de rémunération. Pour calibrer ses recommandations, il est naturel pour ce comité de faire usage de benchmarks de marché. L’ennui est que, pour les sociétés non cotées, il y a très peu de données de marché disponibles. Pour combler cette absence de données, le Galion a procédé en Septembre 2019 à une première enquête auprès de sa communauté. Deux ans plus tard, et dans un marché en évolution rapide, il nous a paru important de réactualiser cette enquête. Voici donc l’édition 2022. L’enquête a aussi fait une mise à jour sur la pratique de vente de titres en secondaire (« cash-out partiel ») ainsi que sur la tendance grandissante d’attribution de BSPCE aux équipes fondatrices.

Durant cet exercice de calibration, il faut néanmoins garder en tête que l’indexation sur une norme du marché peut conduire à une inflation mécanique des rémunérations (puisque personne ne veut être payé en dessous de la médiane). Les contextes variant largement d’une situation à l’autre, cette enquête n’a pas non plus la prétention d’édicter des vérités absolues, mais simplement de dessiner des tendances que chacun pourra adapter selon sa situation particulière.

2. QUELS CRITÈRES PRENDRE EN COMPTE ?

L’esprit général concernant le salaire d’un fondateur est avant tout de lui permettre de se concentrer à 100% sur le développement de la start-up. Autrement dit, le salaire est destiné avant tout à financer sa vie de tous les jours et non à épargner, le gain financier se concentrant sur la valorisation du capital, cela afin bien sûr d’aligner ses intérêts avec ceux des investisseurs financiers. À taille comparable d’entreprise, les salaires pratiqués sont ainsi nettement inférieurs à ceux d’un CEO manager salarié. Du coup, on peut très bien se trouver dans la situation où un fondateur CEO se trouve moins bien payé que certains managers clés très seniors de son entreprise.

Dans le cas où il y a plusieurs cofondateurs, se pose la question d’un traitement égal ou différencié. Compte tenu de la complexité particulière de son rôle, il est assez typique que celui qui occupe le poste de CEO ait un salaire supérieur. D’ailleurs, l’étude Galion montre un écart moyen de 20% entre le salaire des CEO fondateurs et celui des fondateurs qui ont d’autres fonctions de type C-level. Certaines équipes insistent néanmoins pour avoir un salaire strictement identique pour tous les cofondateurs, quelle que soit leur fonction. Cette position minoritaire rappelle celle qu’on observe sur la répartition du capital entre cofondateurs qui a fait l’objet d’une étude spécifique du Galion.

Pour refléter au mieux la réalité, les benchmarks sont en général présentés par centile, plutôt que la moyenne qui est souvent fortement impactée par quelques cas hors norme qui distordent l’échantillon. On présente ici trois seuils particulièrement structurants :

- 25ème centile : 25% des gens sont moins payés, 75% sont mieux payés que ce seuil

- 50ème centile : il y a autant de gens au-dessus et en dessous de ce seuil

- 75ème centile : 75% des gens sont moins payés, 25% sont mieux payés que ce seuil

Cette nouvelle enquête se base sur un échantillon de 192 répondants membres du Galion contre 147 en 2019 (dont 38 femmes au lieu de 22). A noter également que 87% des réponses concernent des CEO.

3. LES SALAIRES DES CEO FONDATEURS GALION

Au global, toutes situations confondues, les salaires des CEO fondateurs Galion s'échelonnent autour d’une médiane à 120.000 euros brut par an :

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En moyenne, les salaires des CEO sont en augmentation de 30% par rapport à l'enquête de 2019. Cela illustre à quel point le choc du Covid a été largement bénéficiaire pour la grande majorité des business model technologiques. De manière générale, la French Tech continue à surfer sur une conjoncture extrêmement favorable, ce qui se reflète non seulement dans l’augmentation spectaculaire des valorisations et des montants levés en 2021, mais aussi sur les salaires des fondateurs.

Il est intéressant de noter que cette augmentation par rapport à 2019 n’est que de 17% pour le 75ème centile. La dispersion des salaires s’est donc un peu réduite entre les plus gros salaires et ceux de la majorité des fondateurs. Autrement dit, les pratiques de l’écosystème sont plus homogènes, ce qui suggère une meilleure rigueur dans les processus de fixation des salaires. Comme on va le voir par la suite, on retrouvera cette même tendance de resserrement des échelles de salaires sur tous les éléments impactant la rémunération.

Pour une petite moitié des répondants, un bonus variable de performance s’ajoute à ce salaire fixe. En intégrant cette partie variable, on a les résultats suivants :

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Il faut bien rappeler que c’est un salaire cible (ce que les américains appellent OTE ou On-target-Earnings), et non le salaire réel versé qui dépend de la performance effectivement réalisée.

Il est intéressant de constater que la part variable n’est absolument pas une norme absolue, et que, quand elle existe, elle reste marginale, sauf pour les plus gros salaires. La pratique dans les start-up est donc très différente de celle des CEO d’entreprises cotées en bourse, qui ont de manière quasi systématique une part de variable pouvant doubler ou plus leur rémunération de base. Sur le débat académique de savoir si doter les top managers d’un bonus variable impacte réellement leur performance opérationnelle, le consensus semble être que cela ne s’applique pas aux fondateurs de start-up, qui sont focalisés avant tout sur la valorisation du capital.

Les BSPCE sont un élément de rémunération traditionnellement réservé aux salariés qui ne sont pas actionnaires fondateurs. On constate néanmoins que 37% des CEO fondateurs Galion interrogés ont négocié en plus de leur salaire, une attribution de BSPCE. La conjoncture favorable a permis de développer cette pratique qui était encore très peu répandue il y a une dizaine d’années.

Voyons maintenant les différents éléments qui influent sur la rémunération.

RÉMUNÉRATION EN FONCTION DES FONDS LEVÉS

Comme on peut s’y attendre, le stade de développement de la start-up, reflété par les montants des fonds levés, a une influence très significative sur les salaires des CEO.

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Avec l’augmentation des fonds levés, la dispersion des salaires devient aussi plus importante, ce qui s’explique assez facilement par la divergence des trajectoires des start-up, qui grandit avec le temps.

Si on ajoute la composante variable en regardant le salaire total cible, les écarts s’accentuent d’autant plus, à la fois sur les montants levés et sur la dispersion :

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Par rapport à 2019, ce sont les start-up les plus early-stage, en particulier celles qui ont levé moins de 5 millions d’euros, qui bénéficient en moyenne de l’augmentation la plus importante. A l’autre bout du spectre, les salaires des fondateurs qui ont levé plus de 100 millions d’euros se sont fortement resserrés, la médiane étant même en baisse de 15%. L’augmentation des montants levés ne s’est donc pas traduite par une inflation salariale incontrôlée sur les pépites, ce qui, là encore, témoigne d’une plus grande maturité de l'écosystème.

RÉMUNÉRATION EN FONCTION DU NOMBRE DE SALARIÉS

Le nombre de salariés est un facteur structurant de la complexité de gestion. Comme pour les montants levés, le salaire des CEO varie fortement en fonction du nombre de salariés, car il y a bien sûr une corrélation significative entre les deux facteurs.

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En 2019, la médiane des salaires concernant les entreprises de moins de 20 salariés était de 57 K€. Deux ans plus tard, on retrouve les mêmes tendances que pour les fonds levés, avec une augmentation spectaculaire de 50% pour cette médiane qui atteint désormais 85 K€. A l’autre bout du spectre, la médiane est en baisse de 5% pour les entreprises de plus de 100 salariés.

LA RENTABILITÉ DE L’ENTREPRISE EST IMPORTANTE

Contrairement à un mythe assez répandu, le fait que l’entreprise gagne ou non de l’argent a une influence très significative sur la rémunération des fondateurs.

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Il est symptomatique d’ailleurs de constater que ce facteur s’est renforcé avec le temps. En 2019, l’écart moyen des salaires entre les entreprises rentables ou non, était de 33%, il est aujourd’hui de 40%. Là encore, cela illustre que, contrairement à ce qui s’est passé sur la bulle Internet de 1999, la capacité à atteindre la rentabilité est un élément significatif dans la reconnaissance salariale des dirigeants. Comme on peut s’y attendre, l’importance de ce facteur augmente aussi fortement à mesure que les start-up grandissent en nombre d’employés et en fonds levés.

L’INFLUENCE DE L’ÂGE ET DE LA SITUATION FAMILIALE

Les CEO fondateurs Galion qui ont répondu à l’enquête ont entre 26 et 62 ans. Sans grande surprise, l’âge influe de manière significative sur la rémunération.null

Cet écart s’explique facilement, car il faut un certain temps pour développer sa start-up. Du coup, les entreprises les plus matures sont aussi celles dont les fondateurs sont les plus vieux. Autrement dit, on est avant tout mieux payé car on dirige une start-up plus grosse.

Par rapport à 2019, il est néanmoins intéressant de constater que ce sont les plus jeunes qui ont bénéficié des plus fortes augmentations. Le facteur d’âge a donc tendance à être moins discriminant que par le passé. L’âge est aussi un facteur moins déterminant qu'auparavant dans la trajectoire de croissance des start-up.

Plus inattendu, 25% des fondateurs et fondatrices ont 3 enfants ou plus à charge. C’est un résultat tout à fait étonnant, quand on le compare aux 16% de familles nombreuses pour la population française prise dans son ensemble. On constate néanmoins une régression par rapport à 2019 où il y avait 37% des répondants dans ce segment.

On constate que ces fondateurs qui doivent assurer les besoins d'une famille nombreuse ont des salaires supérieurs et que ce critère est plus discriminant que l’âge. Cela confirme que les besoins réels de financement du train de vie sont un élément clé dans la négociation du salaire d’un fondateur, ce qui est nettement moins le cas pour les autres salariés de l’entreprise.

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QUELLE PARITÉ ENTRE CEO FONDATEURS ET FONDATRICES ?

L’écart de salaires entre fondateurs et fondatrices est très significatif avec une médiane de salaire inférieure de 33% pour les femmes. Par rapport à 2019 où l’écart de médiane était de 28%, la situation s’est détériorée.

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L’écart très net observé est fortement lié aux montants levés. Plus de la majorité des femmes fondatrices interrogées sont à la tête de start-up qui ont levé moins de 5 millions d’euros, contre un tiers seulement pour les hommes. Ce facteur explique une partie de la différence.

Néanmoins, si on focalise la comparaison sur les levées de moins de 5 millions d’euros, on constate que les femmes sont moins bien payées que les hommes sur toute l’échelle des salaires. Pire, cette discrimination s’est fortement renforcée avec, par rapport aux hommes, une médiane inférieure de 27% contre seulement 8% en 2019. Autrement dit, la forte augmentation des salaires des fondateurs ces dernières années a bénéficié beaucoup plus aux hommes qu’aux femmes.

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Compte tenu de la taille limitée de l’échantillon concernant les femmes entrepreneurs, ces résultats sont à interpréter avec une certaine prudence. Néanmoins la tendance est suffisamment marquée pour être très perturbante.

On a vu que, notamment dans les start-up early-stage, les salaires sont souvent proposés par les fondateurs et ensuite validés par les investisseurs financiers. Aux conseils d'administration donc de veiller à corriger ces inégalités.

4. LA PRATIQUE DU CASH-OUT PARTIEL

Dans la Term Sheet Galion, il est recommandé d’avoir une clause dite “de respiration”. L’idée est de permettre à un fondateur de vendre une fraction de ses titres en cours de route (typiquement 10% de ses actions fondateurs, jusqu’à 20% dans certains cas particuliers).

L’objectif de cette clause est de donner au fondateur ou à la fondatrice la possibilité de faire un cash-out partiel, avec des montants lui permettant par exemple de rembourser un crédit immobilier personnel. L’idée fondamentale n’est pas « d’enrichir » l’entrepreneur, mais de diminuer son risque. Lorsque l’on a quasiment 100% de son patrimoine bloqué dans sa start-up, cela peut être assez paralysant pour agir, d’autant plus - et c’est là tout le paradoxe - si l’entreprise commence justement à rencontrer un certain succès.

Pendant longtemps, cette pratique a été perçue avec beaucoup de réticence par les investisseurs européens, qui craignaient que cela casse l'ambition et la motivation des fondateurs. L’expérience a montré qu’en fait, cela peut produire l’effet inverse. Suite à un cash-out partiel, beaucoup d’entrepreneurs ont témoigné se sentir plus sereins, avec une ambition et une motivation décuplées pour leur start-up.

Concernant l’échantillon des Galions interrogés, un tiers a déjà fait un cash-out partiel. En 2019, c’était un quart seulement, et il y a dix ans, cette pratique était encore marginale. En quelques années, l’évolution est donc spectaculaire. La conjoncture favorable des levées de fonds joue un rôle important dans cette dynamique, certains VCs faisant du cash-out partiel un élément de différenciation durant des processus d’investissements compétitifs. C’est d’ailleurs pratiquement toujours dans le cadre d’une levée de fonds que se pratique le cash-out partiel, où une partie de l’argent investi par les nouveaux entrants, plutôt que d’abonder la trésorerie de l’entreprise, sert parfois à racheter des titres d’actionnaires existants, fondateurs ou autres.

QUELS SONT LES CRITÈRES POUR FAIRE UN CASH-OUT PARTIEL ?

Le fait que la start-up soit profitable ou non semble influer de manière relativement secondaire sur la propension à faire un cash-out partiel. Parmi les start-up dont les fondateurs ont bénéficié d’un cash-out partiel, 30% seulement sont rentables, un chiffre qui n’a pas évolué de manière notable par rapport à 2019.

En revanche, les montants levés ont une influence sur la propension à faire un cash-out partiel. En dessous de 5 millions d’euros levés, il n’y a pratiquement jamais de cash-out partiel. Par contre, dès qu’on passe cette barre, la pratique devient beaucoup plus courante. Pour un tiers des bénéficiaires, le cash-out partiel est déjà intervenu avant d’avoir levé 20 millions d’euros et, pour les deux tiers, avant d’avoir levé 50 millions d’euros.

Compte tenu de la pression opérationnelle qui s’exerce sur les fondateurs et fondatrices dans ce contexte d’hyper-croissance, l’expérience montre que le mécanisme du cash-out partiel est une soupape appréciable qui permet aux dirigeants de mieux gérer les risques et opportunités.

L'augmentation des salaires des entrepreneurs entre 2019 et 2021 traduit l'accélération de la digitalisation liée au Covid. Mais la moindre dispersion des salaires, la baisse de la médiane des rémunérations sur les plus grosses levées et l'impact croissant de la rentabilité sur les salaires, démontrent également que la définition des salaires tend désormais à répondre à des critères de mieux en mieux définis.

Une preuve supplémentaire de la maturité croissance de l'écosystème... qui doit cependant encore agir pour plus d'égalité entre fondateurs et fondatrices.

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