Par Céline Zanella, analyste ESG chez Crédit Mutuel Asset Management.
La France, 1er producteur agricole européen, traverse actuellement une nouvelle crise du secteur de l’agriculture. Les revendications des exploitants sont nombreuses, et souvent justifiées, mais les solutions pour y répondre peuvent toutefois être complexes compte tenu de la divergence des intérêts des parties prenantes (consommateurs finaux, industriels de l’agroalimentaire, défenseurs de l’environnement, etc.).
Une des revendications devrait toutefois susciter un consensus, celui de la rémunération juste et équitable de la profession, avec un rééquilibrage de la répartition de la valeur au sein de la chaîne agroalimentaire.
Cette problématique est d’autant plus actuelle dans un contexte de hausse des prix de vente des produits alimentaires et d’inflation des coûts des intrants (engrais, semences, énergie, etc.) qui, bien qu’en baisse en 2023, se sont maintenus à un niveau élevé.
État des lieux
Les agriculteurs sont dépendants des marchés des produits agricoles, et particulièrement exposés aux événements climatiques et sanitaires (de plus en plus fréquents et engendrant une hausse des primes d’assurance) ainsi qu’aux variations des coûts des intrants, qui peuvent donc affecter leur productivité.
De plus, l’essor des normes en matière de protection de l’environnement, de la biodiversité, de la santé et du bien‑être animal, essentielles pour atteindre un modèle agricole plus durable, pèse sur leur structure de coûts. L’ensemble de ces éléments entraîne une évolution très irrégulière des revenus. De plus, il existe de très fortes disparités selon la taille des exploitations/élevages, les filières (céréales, lait, viande bovine…), les territoires ou encore selon les circuits de commercialisation.
Selon un rapport du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation* (avril 2022), en moyenne, le résultat net par actif agricole non salarié a globalement augmenté sur les 30 dernières années en France, masquant toutefois de fortes fluctuations selon les années. De plus, cela s’explique uniquement par le recul de 60 % du nombre d’exploitations agricoles. En effet, le revenu net de la branche agricole a baissé de près de 40 %. Cela pose donc la problématique de l’attractivité du secteur et de la préservation des revenus à effectifs constants dans un secteur où la main‑d’œuvre manque cruellement. Cette évolution s’est accompagnée de changements importants : structures juridiques, agrandissement des exploitations, forte hausse de l’intensité du capital, diversification…
Ainsi, il a été démontré que la valeur créée dans l’agriculture entre 1959 et 2022 provient essentiellement de gains de productivité (à hauteur de près de 70 %). Or, l’essentiel de cette création de valeur aurait bénéficié aux clients (ici majoritairement l’industrie agroalimentaire et la grande distribution) plutôt qu’aux agriculteurs, faisant bien état d’un déséquilibre. L’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires ajoute même que l’amélioration de la situation agricole en 2022 (augmentation des prix agricoles ayant profité aux producteurs) « n’est en aucune manière liée à un partage plus favorable de la valeur ajoutée ».
Source : graphique – The Conversation France CC, données INSEE, 06/02/2024
* - Évolution du revenu agricole en France depuis 30 ans, facteurs d’évolution d’ici 2030 et leçons à en tirer pour les politiques mises en œuvre par le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation.
Que prévoit la réglementation ?
En France, les lois Egalim 2 (adoptée en octobre 2021) et Egalim 3 (mars 2023) visent à garantir un prix d’achat des matières premières agricoles par les industriels et la grande distribution qui soit supérieur au coût de revient des agriculteurs. L’objectif est ainsi de rééquilibrer les relations commerciales entre les différents acteurs afin de garantir « une alimentation saine, durable et accessible à tous ». Les mécanismes incluent une révision automatique des prix lorsqu’il est fixe, l'obligation pour un fournisseur d'adresser le même tarif à l'ensemble des distributeurs ou encore l’encadrement des promotions. Ces lois ont surtout permis de rendre non négociable la part des matières premières agricoles dans le prix du produit alimentaire. Des sanctions sont prévues en cas de non‑respect des dispositions.
Mais dès lors, d’où vient la problématique ? Ces lois peuvent a priori être contournées via des négociations directes auprès des agriculteurs avec la non prise en compte de la variation de certains coûts, comme l’énergie, le transport ou les salaires des employés agricoles, ou encore via la création de centrales d’achats européennes, bien que celles‑ci tombent sous le giron de la juridiction française (selon la loi Egalim 3). L’État a donc clairement un rôle à jouer dans l’application réelle de ces lois. Ainsi, le 5 février dernier, le ministre de l’Économie et des Finances français a annoncé l'identification de 124 contrats ne respectant pas la loi. De possibles injonctions pourraient être adressées aux fournisseurs et aux distributeurs en situation d’irrégularité.
Bien que plus contraignante pour les industriels et la grande distribution, l’application réelle de ces lois permettrait de pérenniser les relations avec les fournisseurs et de se prémunir contre le risque de manque de main‑d’œuvre qui pèse déjà sur le secteur agricole.
Une question se posera alors, comment les industriels et la grande distribution arriveront‑ils à accompagner une potentielle hausse des coûts de production tout en protégeant leurs volumes (non répercussion de la totalité des coûts aux clients) et leurs marges ?
Que peut‑on faire en tant que consommateur ?
L’effort devrait donc être supporté tout le long de la chaîne (paiement d’un prix juste pour des produits sains et durables). Mais le sujet est là encore délicat, l’une des principales préoccupations des Français étant le pouvoir d’achat, et à juste titre puisque l’inflation alimentaire a atteint près de 20 % en 2 ans selon l’INSEE. Ceci face à la précarisation d’une part croissante des consommateurs. La solution serait de manger moins, mieux et de saison. Pour cela, le client doit être correctement averti, notamment grâce à la transparence de l’étiquetage via le renforcement de l’information concernant 1/ l’origine réelle des produits, 2/ le processus de production, 3/ les changements de composition et de contenu (« shrinkflation »), ou 4/ les conditions de rémunération des producteurs agricoles (axe expérimenté sous Egalim 2, mais qui n’a pas été rendu obligatoire). Les industriels et les distributeurs ont donc une responsabilité envers les consommateurs. Les régulateurs ont également un rôle à jouer pour éviter le « greenwashing ». L’enjeu est de taille puisque, selon un sondage Odoxa réalisé en avril 2023, 69 % des Français affirment être vigilants au fait que les denrées alimentaires qu’ils achètent soient produites en France ou dans leur région. Pour autant, 75 % estiment qu’il reste difficile de consommer responsable (problématiques de transparence et de prix). Selon un autre sondage réalisé par BVA début 2023, 86 % des Français seraient favorables à un « Planet score » (impact environnemental). Le sujet du salaire décent dans la chaîne de valeur devrait également être central.
Que peut‑on faire en tant qu’investisseur ?
Le rôle de l’investisseur est important, afin de s’assurer des bonnes pratiques auprès des entreprises, et notamment afin de repenser la distribution de la valeur ajoutée entre les différents acteurs. Il paraît nécessaire de créer un cercle vertueux, une transition environnementale et durable du secteur agricole allant de pair avec une transition sociale équitable.
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