Les ETN crypto offrent aux particuliers une exposition aux cryptomonnaies via la bourse. Produits innovants mais complexes, ils restent encadrés par un droit en transition entre loi Pacte et règlement MiCA. Chronique juridique de Julie Guénand, avocate chez Henriot & Associés.
Les crypto-actifs, longtemps cantonnés à un univers parallèle à la finance traditionnelle, s’invitent désormais sur les places boursières. Depuis 2025, les investisseurs français peuvent acquérir via leur compte-titres ordinaire des produits cotés répliquant la valeur du Bitcoin, de l’Ethereum ou d’autres jetons numériques.
Ces instruments, appelés ETN (Exchange Traded Notes) crypto, sont commercialisés par des plateformes de premier plan comme BoursoBank. Ils offrent une exposition indirecte aux cryptomonnaies, dans un cadre apparemment familier et sécurisé. Mais derrière cette vitrine rassurante, la réglementation applicable demeure en pleine construction. Elle s’appuie à la fois sur des textes nationaux et sur un règlement européen encore en phase de déploiement. Ce chevauchement explique pourquoi le cadre est perçu comme « flou », y compris par les professionnels de la finance.
Un produit hybride : le mécanisme des ETN crypto
Les Exchange Traded Notes existent depuis longtemps dans la sphère financière. Ce sont des titres de créance, cotés en bourse, qui reproduisent la performance d’un actif sous-jacent. L’émetteur s’engage à verser à l’investisseur la performance de l’actif en question, déduction faite des frais. Contrairement à un ETF (fonds indiciel coté), un ETN ne détient pas nécessairement l’actif sous-jacent : il repose sur la promesse de l’émetteur, même si, dans le cas des ETN crypto, la plupart sont adossés à des réserves de tokens conservées chez des dépositaires spécialisés.
Appliqué aux crypto-actifs, ce mécanisme présente deux avantages décisifs pour le grand public. D’abord, l’investisseur n’a pas à manipuler de portefeuille numérique ni de clés privées : l’exposition à Bitcoin ou à Ethereum s’effectue par l’achat d’un simple produit boursier. Ensuite, l’ETN s’inscrit dans un cadre connu : il est coté sur une place reconnue (Euronext, Xetra, SIX), accessible depuis un compte-titres, et s’achète comme une action. Pour l’investisseur non technicien, cela réduit considérablement la barrière d’entrée.
Mais cette simplicité apparente ne doit pas masquer la réalité : l’ETN reste un produit complexe, qui conjugue les risques des cryptomonnaies avec ceux d’un instrument de dette. Sa nature juridique hybride soulève donc des questions d’encadrement.
Une commercialisation déjà bien installée
Depuis le début de l’année 2025, BoursoBank propose à ses clients une gamme d’ETN adossés aux principales cryptomonnaies. Figurent par exemple le CoinShares Physical Bitcoin ou l’iShares Bitcoin ETP, mais aussi des produits liés à l’Ethereum, au Solana, au Cardano ou encore au XRP. Les frais de gestion oscillent entre 0,15 % et 1,50 % par an selon les émetteurs.
La fiscalité appliquée est celle des valeurs mobilières : les gains réalisés à la revente relèvent du prélèvement forfaitaire unique de 30 %, sauf option pour le barème progressif. En pratique, l’investisseur se retrouve donc dans une situation beaucoup plus lisible que celle des transactions en cryptomonnaies brutes, qui impliquent des règles spécifiques parfois mal maîtrisées.
L’expérience est volontairement calquée sur celle des marchés financiers classiques : l’acheteur d’un ETN crypto passe un ordre boursier, visualise ses positions dans son compte-titres, et bénéficie des mêmes outils de suivi que pour un portefeuille d’actions. Pourtant, les obligations réglementaires pesant sur la distribution de ces produits ne sont pas aussi homogènes que celles des instruments financiers traditionnels.
Une réglementation en transition : du régime français au cadre européen
Le sentiment de flou provient d’abord de la cohabitation entre deux régimes juridiques. Depuis la loi PACTE de 2019, la France a instauré un encadrement des prestataires de services sur actifs numériques (PSAN). Ceux-ci doivent être enregistrés auprès de l’AMF, ce qui suppose de démontrer la mise en place de dispositifs de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, ainsi que des mesures de sécurité. Certains prestataires peuvent même demander un agrément optionnel plus exigeant, qui leur permet de se différencier auprès des investisseurs.
Mais depuis le 30 décembre 2024, un texte d’une tout autre envergure est entré en vigueur : le règlement européen MiCA (Markets in Crypto-Assets). Celui-ci vise à harmoniser la régulation des crypto-actifs dans l’ensemble de l’Union. Il crée un statut unique de prestataire agréé, applicable dans tous les États membres, et impose des obligations renforcées en matière de fonds propres, de transparence, de gouvernance et de gestion des risques.
Or, MiCA prévoit une période de transition jusqu’au 30 juin 2026. Pendant cette phase, les acteurs français doivent composer avec les deux systèmes. Par exemple, un prestataire peut être à la fois enregistré PSAN auprès de l’AMF et en cours d’agrément MiCA, sans que les obligations se recouvrent parfaitement. Pour des produits hybrides comme les ETN, ce chevauchement crée une incertitude : sont-ils régis comme des instruments financiers de droit commun ? Ou doivent-ils se conformer au régime spécifique des crypto-actifs ?
Les zones grises liées à la qualification des crypto-actifs
Au-delà du calendrier réglementaire, la nature même des crypto-actifs entretient l’ambiguïté. En droit français, les cryptomonnaies ne sont pas des monnaies légales. Elles sont qualifiées de biens meubles incorporels, soumis à un régime spécifique en matière fiscale et patrimoniale. Mais lorsqu’elles sont utilisées comme sous-jacent d’un produit financier coté, cette qualification entre en collision avec les règles applicables aux instruments financiers.
La question est loin d’être théorique. Elle conditionne, par exemple, les obligations d’information qui s’imposent aux émetteurs, les garanties offertes aux investisseurs, et le niveau de surveillance exercé par le régulateur. Tant que l’ensemble des textes n’est pas harmonisé, une part d’incertitude persiste.
La doctrine de l’AMF de juillet 2025 : un socle opérationnel
En France, l’AMF, dans sa position-recommandation DOC-2010-05, considère que les ETP indexés sur des sous-jacents jugés « inhabituels », tels que les crypto-actifs, présentent un niveau de risque et de complexité qui les rend inadaptés à la commercialisation auprès des investisseurs de détail. En conséquence, leur distribution est actuellement limitée aux seuls investisseurs professionnels, privant de facto les émetteurs de l’accès à une large base d’épargnants.
Consciente de cette situation, l’Autorité des marchés financiers a publié en juillet 2025 une doctrine spécifique relative aux produits crypto cotés. Elle ne ferme pas totalement la porte à leur commercialisation, mais impose des garde-fous. Les plateformes doivent désormais fournir une information claire et exhaustive sur les risques : volatilité extrême des actifs sous-jacents, absence de garantie en capital, dépendance à la solidité de l’émetteur, exposition aux cyberattaques. Les documents commerciaux doivent être validés par l’AMF, régulièrement actualisés et rédigés de manière lisible pour un investisseur non spécialiste.
L’AMF a également renforcé la surveillance des marchés : les distributeurs d’ETN crypto doivent détecter et déclarer tout abus de marché, y compris les manipulations opérées via les réseaux sociaux ou les canaux électroniques. Cette exigence rapproche le traitement des crypto-actifs de celui des marchés financiers classiques, tout en tenant compte des spécificités du secteur.
En clair, l’AMF adopte une position pragmatique : elle accepte la distribution de ces produits, mais à condition que les intermédiaires assument une responsabilité accrue dans la protection des investisseurs.
Une protection encore imparfaite pour les particuliers
Pour l’investisseur particulier, les ETN crypto constituent une avancée indéniable. Ils permettent d’accéder aux cryptomonnaies via un canal régulé, sans les contraintes techniques de la détention directe. Mais ils ne suppriment pas les risques.
La volatilité des crypto-actifs demeure considérable. Un ETN adossé au Bitcoin peut perdre 20 % de sa valeur en quelques jours. À cela s’ajoute le risque de crédit lié à l’émetteur : contrairement à un ETF, l’ETN repose sur une dette, et en cas de défaillance de l’émetteur, l’investisseur peut perdre tout ou partie de sa mise. Enfin, la complexité intrinsèque de ces produits rend leur fonctionnement difficile à appréhender pour le grand public, malgré les efforts de transparence imposés par le régulateur.
Vers une clarification progressive
L’avenir de ces produits dépend étroitement de la mise en œuvre complète du règlement MiCA. À partir de 2026, les obligations seront uniformes dans toute l’Union européenne, ce qui devrait réduire significativement les zones d’incertitude. Les émetteurs d’ETN devront alors se conformer à des standards européens harmonisés, et les investisseurs bénéficieront d’un cadre plus lisible et plus protecteur.
En attendant, la prudence reste de mise. Les ETN crypto constituent une passerelle intéressante entre la finance traditionnelle et l’univers des actifs numériques, mais ils ne sauraient être considérés comme des placements de confort. Pour les investisseurs particuliers, ils doivent être abordés comme des instruments à haut risque, intégrés dans une stratégie diversifiée et avec une conscience claire de leur fragilité. Pour les praticiens du droit et du conseil financier, ils constituent un terrain d’analyse privilégié, révélateur des tensions entre innovation et régulation dans un marché en pleine mutation.