Les opérations de Public to Private: un mouvement croissant sur la place parisienne

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Henri-Louis Delsol (Delsol Avocats)

Chronique juridique de Henri-Louis Delsol, avocat associé – managing partner, Dafna Davidova, avocat et Laurène Villessot, juriste du cabinet Delsol Avocats.

Depuis quelques années, la Bourse de Paris connaît une intensification des retraits de cote, au détriment des introductions en Bourse. En 2024, la place de Paris a recensé 20 retraits de la cote pour seulement 4 introductions[1], dans le prolongement d’une dynamique amorcée en 2022 avec 21 retraits pour 11 introductions[2], et confirmée en 2023 avec 14 retraits contre 6 introductions[3], traduisant une tendance structurelle au recul des cotations.

Cette tendance reflète l’essor des opérations de Public to Private qui consistent à racheter la totalité des actions en circulation sur le marché boursier afin de retirer la société de la cote.

La structuration des opérations

Les opérations de Public to Private peuvent prendre plusieurs formes, selon la nature des initiateurs et les modalités de financement. Le montage peut reposer sur un Leverage Buy-Out (LBO), dans lequel un fonds de capital-investissement, souvent en association avec le management, acquiert la société via une holding d’acquisition financée en grande partie par de la dette. Le remboursement de cette dette est alors assuré par les flux de trésorerie générés par la société cible.

D’autres configurations existent, comme les retraits initiés par des actionnaires familiaux ou historiques souhaitant reprendre le contrôle, les Management Buy-Out (MBO) portés par les dirigeants, ou encore les opérations menées par un actionnaire industriel ou un consortium associant investisseurs financiers, managers et partenaires stratégiques.

Les motivations du retrait de la cote

Les opérations de Public to Private trouvent leur motivation dans un ensemble de facteurs, tant réglementaires, économiques que stratégiques. La pression constante exercée par les marchés boursiers conduit de nombreuses entreprises à se désintéresser de la cote. Par ailleurs, les fonds activistes, qui cherchent à influencer la stratégie des sociétés cotées, exercent une pression supplémentaire sur ces entreprises.

L’une des principales motivations de sortie de la cote pour les small et mid caps réside dans la sous-valorisation de ces sociétés sur les marchés financiers, dont le cours ne reflète souvent pas leur potentiel, notamment en l’absence de couverture des analystes.

À cela s’ajoute un contexte d’incertitude économique et géopolitique qui accentue la volatilité des marchés et affecte la valorisation boursière des entreprises, indépendamment de leurs résultats opérationnels individuels.

La cotation en Bourse impose la conformité à des réglementations complexes, notamment en matière d’abus de marché, ainsi que le respect de nombreuses exigences en matière de communication financière et de gouvernance d’entreprise, qui demeurent à la fois lourdes et coûteuses malgré certaines réformes récentes allant dans le bon sens, à l’instar du Listing Act[4] européen. À titre d’exemple, l’une des dernières évolutions[5] impose désormais la retransmission audiovisuelle en direct et l’enregistrement audiovisuel intégral des assemblées générales des sociétés cotées.

L’Autorité des marchés financiers (AMF), consciente des défis croissants liés à la cotation, accompagne activement les sociétés depuis l’introduction en Bourse et tout au long de leur parcours boursier.

Le cadre réglementaire

En France, le retrait de la cote d'une société cotée nécessite que l’actionnaire majoritaire détienne au moins 90 % du capital ou des droits de vote, seuil permettant de lancer une offre publique de retrait (OPR) suivie d’un retrait obligatoire (squeeze-out).

Lorsque ce seuil n’est pas atteint, plusieurs étapes peuvent être nécessaires selon le niveau de détention initial de l’initiateur, et notamment :

  • une Offre Publique d’Achat (OPA) volontaire si l’initiateur détient moins de 30 % ;
  • une OPA obligatoire en cas de franchissement du seuil de 30 %, notamment par l’acquisition d’un bloc. Il en va de même si l’initiateur détient entre 30 % et 50 % et franchit la limite dite de « l’excès de vitesse » de 1 % par an ;
  • une OPA simplifiée si l’initiateur détient plus de 50 % mais moins de 90 %.

Dans le cadre de l’OPR, la désignation d’un expert indépendant est requise. Cet expert, nommé par le conseil d’administration ou le conseil de surveillance de la société cible, est chargé, sous le contrôle de l’AMF, d’évaluer le caractère équitable du prix offert aux actionnaires minoritaires et de rendre un rapport public, garantissant ainsi la protection de leurs intérêts.

Pour mémoire, le seuil de retrait obligatoire a été abaissé par la loi Pacte de 2019 de 95 % à 90 %, permettant d’aligner le cadre réglementaire français sur la majorité des pays européens qui, depuis la directive dite OPA de 2004, avaient abaissé leur seuil à 90 %.

Cet abaissement rend le marché plus fluide et facilite les opérations de sortie, notamment dans le cas où la cotation ne correspond plus à la stratégie à long terme d’une société ayant été introduite en Bourse. Il permet également de limiter les prises de participations opportunistes en cours d’offre publique qui visent à bloquer les retraits obligatoires. Par le passé, certains actionnaires minoritaires ont tiré parti du seuil de 95 % pour exercer une pression stratégique et négocier une meilleure offre, en monnayant leur participation, comme ce fut le cas pour APRR en 2006 ou Cegid en 2016.

Cependant, bien que le seuil ait été abaissé à 90 %, l’initiateur reste confronté à la nécessité de convaincre les actionnaires de céder leurs titres pour l’atteindre. En pratique, cela suppose la proposition d’un prix attractif. À titre d’illustration, l’offre initiée en 2023 par la famille Boiron sur le laboratoire pharmaceutique s’est soldée par un échec : malgré un prix de 39,64 € par action, intégrant une prime de 36 % sur le dernier cours avant l’annonce, leur participation n’a progressé que de 75,56 % à 78,98 %, rendant impossible un retrait obligatoire. À l’inverse, l’OPA lancée par KKR en 2022 sur Albioma fut un succès dès le premier tour, bien que le fonds d’investissement ne détenait aucun titre au lancement de l’offre et que le capital fût largement dispersé. Cette réussite s’explique notamment par une prime significative : 51,6 % par action et 142,5 % sur les BSAAR, par rapport au cours de clôture précédant l’annonce.

Pour atteindre le seuil des 90 %, les initiateurs doivent donc calibrer leur offre avec précision, en tenant compte de la valeur intrinsèque de la société mais aussi des attentes des actionnaires, ce qui peut s’avérer délicat. Les négociations en cours autour de la cession du bloc de contrôle d’Esso S.A.F. par ExxonMobil à North Atlantic illustrent la complexité de cet exercice.

Contestations actionnariales et controverses

S’il est légitime pour un actionnaire très majoritaire (détenant plus de 90%) de pouvoir retirer une société de la cote, certaines opérations de Public to Private font naître des contestations notamment lorsque la prime offerte lors du retrait est jugée insuffisante au regard de la valeur réelle de la société.

Les opérations menées par Vincent Bolloré dans le cadre de la réorganisation de son groupe constituent une illustration récente de ce type de contestations et du rôle de contrôle exercé par l’AMF pour défendre les droits des petits porteurs. En 2024, trois OPR ont été initiées par la société Bolloré sur les titres de la Compagnie du Cambodge, de Financière Moncey et de la Société Industrielle et Financière de l'Artois. Plusieurs actionnaires minoritaires ont vivement critiqué le prix proposé, estimant que la valeur réelle des sociétés concernées serait deux à trois fois supérieure à celle retenue par la société Bolloré, qui s’est fondée sur des cours de bourse affectés par d’importantes décotes. Environ trente courriers ont été adressés à l’AMF, laquelle s’est opposée à la désignation du cabinet initialement choisi comme expert indépendant, en raison de sa proximité supposée avec l’environnement du groupe Bolloré[6].

L’affaire Bolloré illustre ainsi un durcissement de la position de l’AMF, qui semble renforcer progressivement ses exigences en matière d’équité et de transparence dans le cadre des opérations de retrait de la cote.

Perspectives et enjeux futurs

Les opérations de Public to Private constituent des leviers puissants de transformation pour les entreprises, mais impliquent une vigilance juridique accrue afin de garantir la protection des actionnaires et le respect des règles du marché. Elles traduisent, par ailleurs, l’évolution des stratégies de financement et de gouvernance à l’ère de la financiarisation croissante de l’économie.

Ces opérations s’inscrivent également dans un contexte géopolitique en constante évolution. Le regain d’intérêt des investisseurs pour l’Europe est susceptible d’accroître le nombre d’opérations de Public to Private au cours des deux prochaines années.

[1] EY, 16ème édition de l’Observatoire des offres publiques.

[2] EY, 14ème édition de l’Observatoire des offres publiques.

[3] EY, 15ème édition de l’Observatoire des offres publiques.

[4] Règlement (UE) 2024/2809 du 23 octobre 2024, Directive (UE) 2024/2811 du 23 octobre 2024 et Directive (UE) 2024/2810 du 23 octobre 2024.

[5] Article L. 22-10-38-1 du Code de commerce.

[6] Matthieu Pechberty, « Nouveau bras de fer entre Vincent Bolloré et ses petits actionnaires », BFM Business, 13 janvier 2025.

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