Un exercice délicat de mise en balance

  • Publication publiée :5 avril 2022
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Alexis Guedj, avocat à la Cour, docteur en Droit.

Délit d’initiés - La divulgation par la presse d’une information privilégiée portant sur la publication d’un article relayant des rumeurs concernant des titres cotés sur le marché boursier est licite lorsqu’elle est nécessaire à garantir le droit à l’information du public dont sont titulaires les journalistes et si elle respecte le principe de proportionnalité. Chronique juridique d’Alexis Guedj, avocat à la Cour, docteur en Droit et enseignant (Paris 2 – Panthéon-Assas / Paris 1 - Celsa), qui commente l’arrêt* du 15 mars de la Cour de Justice de l’Union Européenne.

Deux articles furent publiés sur le site du journal Daily Mail relayant des rumeurs de dépôt d’offres publiques d’achat sur des titres (Hermès et Maurel et Prom) cotés en bourse sur le marché Euronext.

La publication de ces deux articles indiquait des prix dépassant leurs cours sur le marché a eu pour conséquence de faire augmenter considérablement les cours de ces titres.

Or juste avant la publication des deux articles, des ordres d’achats furent passés sur ces titres par deux résidents britanniques qui les ont vendus dès après leur publication sur le site internet du journal. 

Information privilégiée

L’Autorité des Marchés Financiers (AMF) a considéré qu’il s’agissait en l’espèce de la communication d’une information privilégiée proscrite par les articles 622-1 et 622-2 du Règlement Général de l’Autorité des Marchés Financiers (§.23 de l’arrêt). 

La publication de ces deux articles a eu pour conséquence pour le journaliste de se voir infliger par l’Autorité des marchés financiers une sanction pécuniaire d’un montant de 40.000 euros. 

En effet l’AMF a considéré que le journaliste aurait fait part de la publication à venir de ses deux articles aux deux résidents britanniques et leur aurait de ce fait communiqué des informations privilégiées, au sens de l’article 1§1 de la directive 2003/6/CE du 28 janvier 2003 sur les opérations d’initiés (AMF, 24 oct. 2018, Déc. n°11). 

Or l’objet de cette directive est de lutter contre les opérations d’initiés et celles visant les manipulations de marché, dans le but d’assurer l’intégrité des marchés financiers et renforcer la confiance des investisseurs dans ces marchés (§.12 de l’arrêt).

La Cour d’appel de Paris a été saisie d’une contestation par le journaliste financier portant sur la sanction infligée par l’AMF comme portant atteinte à son droit à la liberté d’information du public. Les juges d’appel ont alors interrogé, par décision du 9 juillet 2020, la Cour de Justice de l’Union Européenne à titre préjudiciel sur l’interprétation des dispositions du droit de l’Union sur les opérations d’initiés.

Exceptions à cette interdiction

Les questions posées par les seconds juges portaient sur le fait de savoir si une information portant sur la publication prochaine d’un article de presse relayant une rumeur de marché concernant un émetteur d’instruments financiers pouvait être considérée comme une « information privilégiée » ne pouvant faire l’objet d’une publication, notamment lorsque cette information fait mention du prix auquel seraient achetés les titres.

La Cour d’appel interrogera également la Cour de Justice sur les exceptions à cette interdiction dans le contexte de l’activité journalistique.

La Cour de Justice de l’Union Européenne va juger qu’une information portant sur la publication prochaine d’un article de presse relayant une rumeur de marché concernant un émetteur d’instruments financiers est susceptible de constituer une information de caractère précis. 

La Cour indiquera encore que le caractère précis n’est pas exclu du seul fait de la catégorie de rumeur dans laquelle elle peut être rangée et que la notoriété du journaliste comme la réputation du titre de presse ayant assuré la publication de ces articles peut être déterminante pour apprécier la qualité de l’information.

Mention du prix

Elle indique en effet qu’une information est « privilégiée» lorsqu’elle fait notamment mention du prix auquel seraient achetés les titres, du nom du journaliste ayant signé l’article ainsi que de l’organe de presse qui aura diffusé l’information. 

La Cour précisera à ce titre, au titre de la liberté de la presse et de la liberté d’expression garanties par l’article 11 de la Charte européenne des droits fondamentaux, que la communication d’informations privilégiées n’est licite que lorsqu’elle est nécessaire à l’exercice de la profession de journaliste et si elle respecte le principe de proportionnalité.

Il est relevable que la Cour de Justice précise que l’interprétation de l’article 11 de la Charte européenne des droits fondamentaux doit se lire à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme protégeant le droit à la liberté d’expression et d’information (§. 67 de l’arrêt et v. CJUE 14 février 2019, Buivids, C-345/17, point 65).

La Cour précise en effet que « les actes préparatoires à une publication, tels que la collecte d’informations ainsi que les activités de recherche et d’enquête d’un journaliste sont inhérent à la liberté de la presse (…) et sont à ce titre protégés » (§.68 de l’arrêt et v. CEDH ,25 avril 2006, Damman c. Suisse, §.52 ; CEDH 27 juin 2017, Satakunnan et ali. C. Finlande, §.128).

Par conséquent, si l’objectif ultime de l’activité journalistique consiste à communiquer des informations au public, il y a lieu de considérer que constitue une divulgation d’information à des fins journalistiques une divulgation visant à réaliser cette activité y compris celle effectuée dans le cadre des travaux d’investigation préparatoires à la publication réalisés par un journaliste (§69 de l’arrêt).

Les questions que devront dès lors se poser les juridictions nationales seront les suivantes : 

Est-il nécessaire pour un journaliste qui cherche à vérifier la véracité d’une rumeur de marché de divulguer à un tiers, non seulement cette rumeur, mais également le fait que cette rumeur devrait être publiée prochainement dans un article de presse?

Par ailleurs quid des restrictions à la liberté d’information dès lors que l’interdiction de la diffusion d’une telle information pourrait avoir un effet dissuasif à l’égard des journalistes dans l’exercice de leur profession et constituerait un contrôle a priori de la diffusion d’une information dans un système ou la règle est celle du contrôle a posteriori voulu par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. 

Par ailleurs une telle interdiction a priori est elle conforme aux règles déontologiques et éthiques qui gouvernent l’exercice de la profession de journaliste (cf. à titre principale v. La Charte de devoirs et des droits de journalistes de Munich, 24 novembre 1971) ?

Intégrité des marchés

Enfin les juridictions nationales devraient s’interroger sur les effets négatifs pour l’intégrité des marchés financiers de la divulgation d’informations privilégiées. En effet, dans la mesure où des opérations d’initiés ont été effectuées à la suite de cette divulgation, celles-ci sont susceptibles d’engendrer des pertes financières pour d’autres investisseurs ainsi qu’entraîner la perte de confiance dans les marchés financiers (v. §87 de l’arrêt).

Dans ces conditions, la divulgation d’informations privilégiées pourrait porter atteinte non seulement aux intérêts privés de certains investisseurs mais également à l’intérêt public consistant à assurer une transparence intégrale et adéquate du marché financier afin d’en protéger l’intégrité et de garantir la confiance de l’ensemble des investisseurs (§.88 de l’arrêt).

Il s’agira donc pour les juridictions nationales d’opérer un délicat exercice de mise en balance des intérêts en présence sans mésestimer ni le droit du public à l’information exercé par les journalistes, ni les intérêts publics et privés qui pourraient être mis en cause. Cette lecture devra nécessairement être faite sous le prisme de la jurisprudence rendue par la Cour européenne des droits de l’homme à laquelle se réfère la Cour de Justice de l’Union Européenne (cf. supra).

*CJUE 15 mars 2022, Grande Chambre, Aff. C.302/20

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