Par Sébastien Praicheux, avocat au Barreau de Paris, associé chez Norton Rose Fulbright LLP, maître de conférences associé à l’Université Paris II Panthéon-Assas, spécialisé en règlementation bancaire et financière et Pierre Bourcier de Saint Chaffray, avocat au Barreau de Paris chez Norton Rose Fulbright LLP, spécialisé en règlementation bancaire et financière et des assurances.
A la veille de l’entrée en vigueur du règlement 2023/1114 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2023 sur les marchés de crypto-actifs (MiCA), l’Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) a publié son rapport final sur les lignes directrices concernant les conditions et critères de qualification des crypto-actifs en instruments financiers[1].
La qualification de ces crypto-actifs constitue un enjeu majeur pour les acteurs de l’écosystème de la finance décentralisée ou désintermédiée (DeFi), et présente encore certaines ambiguïtés pratiques, aux conséquences règlementaires importantes (exigence d’agrément, exigences prudentielles, dispositifs règlementaires contraignants). Pourtant, les considérants 3 et 9 de MiCA excluent de son champ d’application les crypto-actifs qualifiés d’instruments financiers tels que définis dans la directive MiFID2 et précisent que ceux-ci relèvent du champ d’application des actes législatifs existants de l’Union relatifs aux services financiers. En clair, l’exclusion de MiCA se borne à renvoyer aux régimes existants (européen et nationaux le cas échéant) en l’absence de régime harmonisé dédié à ces crypto-actifs.
En pratique, il convient donc de clairement les identifier afin de pouvoir déterminer s’il s’agit de crypto-actifs soumis au nouveau cadre règlementaire fixé par MiCA ou bien d’instruments financiers. Si cette dichotomie entre crypto-actif et « crypto-actif présentant les caractéristiques d’un instrument financier » n’est pas nouvelle en droit français, puisque l’article L. 54-10-1 du Code monétaire et financier disposait déjà l’exclusion de jetons présentant les caractéristiques d’un instrument financier du régime introduit par la loi PACTE, l’ESMA nous donne aujourd’hui des clés supplémentaires utiles pour faire la distinction en les deux. Celles-ci nécessitent cependant une analyse juridique fine, fondamentale au vu des enjeux, et nécessitant d’être opérée sur une base transfrontalière.
La neutralité technologique et le principe de prévalence de la substance sur la forme : la nécessité d’une analyse au cas par cas
Le rapport de l’ESMA fixe en effet pour ligne directrice, afin d’apprécier la nature des actifs, le principe de la neutralité technologique et la prévalence de la substance sur la forme. L’ESMA recommande en effet une approche au cas par cas. L’analyse de la nature juridique d’un produit doit prendre en compte ses caractéristiques intrinsèques et sous-jacentes et ne pas s’arrêter à une catégorisation purement formelle. Cette approche nécessite d’analyser chacune des caractéristiques du produit (droits conférés par l’actif (e.g. droit financiers, droit politiques), obligations, finalité économique du produit (e.g. les produits de couverture sont en pratique dans la plupart des cas des produits dérivés)).
Cette analyse est d’autant plus nécessaire que la finance décentralisée peut conduire à proposer des produits relevant des deux catégories, dont le dénominateur commun est la source technologique en permettant le déploiement, à savoir un registre distribué (blockchain). Les impacts règlementaires de cette qualification sont majeurs (agrément, cadre règlementaire de mise en conformité, dispositions relatives à la résilience opérationnelle au titre du Règlement européen « DORA » en particulier, etc.).
Cette approche de prévalence de la « substance sur la forme » est celle notamment du droit français, qui a légalisé l’inscription de titres financiers non admis aux négociations sur un marché, au sein d’un registre distribué.
De plus, en fonction de la qualification retenue (crypto actif, instrument financier voire autre qualification comme un bien divers) des régimes particuliers s’appliquent tels que ceux au titre du règlement européen relatif à la transparence des opérations de financement sur titres et à la réutilisation des titres (SFTR) si l’opération peut être qualifiée de pension livrée, de prêt-emprunt de titres ou de garantie financière.
Des précisions sur les critères de qualification des crypto-actifs en instrument financiers
Les lignes directrices de l’ESMA apportent des précisions utiles quant la qualification des crypto actifs en tant qu’instruments financiers et notamment concernant leurs qualifications en tant que (i) valeur mobilière et (ii) de contrat dérivé au sens de la directive 2014/65/UE du Parlement européen et du Conseil du 15 mai 2014 concernant les marchés d’instruments financiers (MiFID 2).
(i) La qualification de valeur mobilière au sens de MiFID 2
Les lignes directrices de l’ESMA rappellent que les crypto-actifs doivent être considérés comme des valeurs mobilières dès lors qu’ils confèrent à leur porteur des droits similaires à ceux conférés par des actions, obligations ou autre type de valeur mobilière tel que mentionné dans MiFID 2. En conséquence, doivent être considérés comme des valeurs mobilières les crypto-actifs réunissant les trois critères suivants : (i) être un titre financier, (ii) ne pas être un instrument de paiement et (iii) être négociable sur le marché des capitaux. Ces critères s’apprécient en droit national, ce qui est susceptible de conduire à des divergences de qualification pour un même actif au regard des différentes législations de droit européen, ce qui peut impacter la fourniture de services sur de tels actifs via un passeport européen, une requalification ne pouvant être écartée voire la soumission à un statut juridique purement « local » tel que celui au titre des biens divers en droit français.
Dans son rapport final, l’ESMA répond à certaines inquiétudes formulées par les acteurs du marché, notamment en ce qui concerne la notion de négociabilité. En effet, les lignes directrices retiennent une définition très extensive de la négociabilité : le simple fait que l’actif puisse être transféré (même en l’absence d’un marché dédié au produit ou lorsqu’il existe une période de rétention de l’actif) suffit à caractériser sa négociabilité, qui semble donc inhérente à la plupart des crypto-actifs, la technologie des registres distribués rendant leur transfert de propriété possible. L’ESMA rappelle à ce sujet que les critères de qualification mentionnés ci-avant sont cumulatifs et en ligne avec MiFID 2. La simple négociabilité ne suffisant évidemment pas à caractériser un crypto-actif de valeur mobilière.
La négociabilité étant quasi-inhérente aux crypto-actifs, en pratique le critère discriminant nous semble donc davantage résider dans le fait pour l’actif de conférer des droits et obligations similaires à ceux d’un titre financier. A cet égard, l’ESMA apporte quelques précisions dans son rapport final en indiquant que la simple participation / le bénéfice de droits de gouvernance dans le protocole d’une blockchain ne constitue pas automatiquement un droit de vote sur des décisions sociales. La notion de négociabilité, au cœur de la définition de l’instrument financier, a pu mener à d’importants débats et controverses dans chaque droit national, l’absence d’opposabilité des exceptions étant souvent, en droit français, placée au cœur de sa définition. Ce débat aura une incidence plus large sur la qualification juridique du jeton (token) et de la « tokénisation » en droit français.
(ii) La qualification de contrat dérivé
Concernant la qualification de certains crypto-actifs en contrats dérivés, l’ESMA fait une distinction fondamentale dans ses lignes directrices puisqu’elle indique que sont considérés comme des produits dérivés à la fois (i) les produits dérivés ayant pour sous-jacent des crypto-actifs (ce qui ne soulève aucune difficulté de qualification) et (ii) les crypto-actifs qui revêtent les caractéristiques de produits dérivés, notamment en analysant la nature économique de l’opération.
Cette deuxième situation soulève davantage de difficultés pratiques en termes de qualification. Le crypto-actif serait qualifié de contrat dérivé s’il revêt les caractéristiques d’un tel contrat : un contrat sur un engagement futur (forward, option, future, swap…) dont la valeur dépend de la variation d’un actif sous-jacent et qui prévoit des modalités de règlement à terme (déclaration entre sa conclusion et son exécution). Les cas d’usage sont nombreux en DeFi.
L’une des inquiétudes pratique relative à cette qualification concerne le mode de règlement ou de dénouement des contrats. L’environnement règlementaire de droit commun n’appréhende pas les risques et contraintes opérationnelles liés au règlement de ce type de contrat en crypto-actifs. L’ESMA indique à ce sujet que le mode de règlement n’affecte pas la nature fondamentale du produit. Bien que cela soit un élément important, le mode de règlement ne devrait par altérer les caractéristiques générales du produit.
Un besoin d’harmonisation
A travers ce rapport et au moyen de nombreux exemples, l’ESMA met en évidence une application disparate de la définition d’un instrument financier à travers l’Union Européenne et ce faisant de son application à des fins de qualification des crypto-actifs.
On ne peut que regretter l’absence d’un cadre harmonisé applicable aux crypto-actifs présentant les caractéristiques d’instruments financiers, lesquels demeurent donc pour l’instant traités comme de simples instruments financiers et ne bénéficient donc pas d’un régime pleinement adapté à leurs spécificités, ce qui soulève d’importantes difficultés de qualification. Soulignons que cette difficulté est inhérente à la subsistance de droits substantiels des biens, différant d’un Etat de l’Union européenne à l’autre.
Il convient cependant de noter que le rapport conjoint de l’ESMA et de l’Autorité bancaire européenne (ABE) relatif aux évolutions en matière de crypto-actifs publié le 1er janvier 2025 met en évidence les nombreux risques liés à la DeFi et laisse présager les contours d’un cadre règlementaire harmonisé. Il conviendra également de s’interroger sur l’opportunité d’étendre le champ de certaines dispositions règlementaires européennes, issues notamment de la directive européenne sur les contrats de garantie financière, aux opérations de DeFi afin d’en réduire les risques systémiques.
Les auteurs remercient Yanna Touadi de l’équipe règlementaire bancaire et financière et produits dérivés de Norton Rose Fulbright pour son aide précieuse.
[1] Final Report - Guidelines on the conditions and criteria for the qualification of cryptoassets as financial instruments - 17 December 2024 (ESMA75453128700-1323)