Dans une décision à venir aux forts enjeux, la juridiction européenne doit déterminer le niveau de protection accordé aux responsables politiques lorsque ceux-ci divulguent des informations privilégiées dans les médias, afin de susciter un débat public. Chronique juridique de Jean-Christophe Devouge, avocat associé, et Shanon Minguez, collaboratrice, chez Aurès.
Comment concilier la protection de l’intégrité des marchés financiers et le droit à la liberté d’expression, notamment en matière politique ? C’est à cette délicate question que doit répondre la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), saisie par la Cour d’appel de Bruxelles de deux questions préjudicielles relatives à l’interprétation du règlement abus de marché 596/2014 (MAR)[1].
La juridiction belge doit en effet se prononcer sur la validité d’une sanction infligée à un dirigeant politique d’opposition, ancien ministre des entreprises publiques, qui, vraisemblablement informé par un dirigeant syndical, a divulgué en mai 2016 l’existence d’un projet imminent de privatisation de Bpost – cotée à Bruxelles – lors d’une émission radio, avant de confirmer ses propos dans un entretien accordé à un quotidien d’information. L’autorité belge des marchés financiers (FSMA), estimant que ces propos traduisaient la divulgation illicite d’une information privilégiée, avait sanctionné le dirigeant politique concerné par une amende (12 500 €) pour violation de la réglementation abus de marché.
Le règlement MAR prohibe en effet la divulgation illicite d’informations privilégiées, avec toutefois une exception si cette divulgation a lieu « dans le cadre normal de l’exercice d’un travail, d’une profession ou de fonctions » (art. 10). Afin de protéger tout particulièrement la liberté de la presse et la liberté d’expression, son article 21 explicite cette exception en matière journalistique, au sens large, en exonérant la divulgation d’informations privilégiées « à des fins journalistiques ou aux fins d’autres formes d’expression dans les médias », sous réserve que l’auteur n’en tire pas un avantage et n’ait pas l’intention d’induire le marché en erreur.
En admettant que l’information divulguée, relative à l’imminence d’un projet de privatisation, revêtait la nature d’une information privilégiée, la CJUE doit donc statuer sur l’applicabilité de ces exceptions aux déclarations effectuées. La Cour est notamment invitée à examiner la portée de l’exception prévue pour la divulgation d’informations privilégiées dans l’exercice de l’activité journalistique : ce régime ne couvre-t-il que les journalistes et les activités nécessaires à leur activité (interprétation défendue par la FSMA) ou s’applique-t-il également aux responsables politiques lorsqu’ils interviennent dans le cadre d’activités journalistiques menées dans les médias (interprétation défendue par le responsable mis en cause) ?
La question soulevée est particulièrement sensible et riche de conséquences. On conçoit aisément les dérives potentielles : si la divulgation d’une information peut parfois procéder d’un souci légitime de nourrir le débat public, des représentants politiques pourraient être tentés de rendre publiques des informations privilégiées relatives à des sociétés cotées, dans l’intention d’influer sur le cours d’opérations économiques ou de politiques publiques. Compte tenu des nombreuses interactions existant entre acteurs publics et émetteurs, la problématique de la gestion d’informations confidentielles dans la sphère publique se trouve ainsi posée avec acuité. La question dépasse même ce seul périmètre : on peut concevoir que des responsables politiques soient tentés d’évoquer publiquement des projets touchant des entreprises cotées dont ils auraient eu connaissance, y compris en l’absence de participation publique.
Il est rappelé que si les exigences de transparence des marchés imposent aux émetteurs de divulguer sans délai toute information privilégiée les concernant, sous peine d’engager leur responsabilité, MAR admet l’éventuel décalage de cette publication, sous réserve qu’il réponde à un intérêt légitime. Dans cette perspective, l’enjeu ne réside pas tant dans une atteinte directe à l’intégrité du marché que dans la recherche d’un équilibre entre, d’une part, l’intérêt potentiellement légitime des émetteurs à préserver la confidentialité de certaines informations et, d’autre part, le droit – et son éventuel abus – à l’expression publique des responsables politiques.
Marquées par une valorisation affirmée de la liberté d’expression, les conclusions de l’avocat général[2] invitent la Cour à considérer que l’exception journalistique prévue à l’article 21 de MAR peut s’appliquer « à un dirigeant politique, ancien ministre et membre d’un parti d’opposition, qui intervient dans les médias en cette qualité et qui vise ainsi à susciter un débat public sur une question d’intérêt général ». Il estime, plus largement, que la divulgation de cette information peut être regardée comme opérée « dans le cadre de l’exercice normal des fonctions d’un dirigeant politique » et, partant, est susceptible de bénéficier de l’exception générale posée à son article 10. Dans cette hypothèse, il reviendra néanmoins à la juridiction de renvoi d’apprécier si les conditions de nécessité et de proportionnalité de la divulgation, requises par ce texte, sont réunies (le magistrat estimant pour sa part que celles-ci peuvent l’être en l’espèce).
Si cette lecture a le mérite de proposer une approche attentive à la protection d’une liberté fondamentale et de tenir compte de la qualité de la personne en cause, on peut néanmoins émettre des réserves quant à la grille d’analyse retenue.
Plusieurs incertitudes subsistent en effet quant à la portée des notions mobilisées, notamment celles de « dirigeant politique » et de « débat public sur une question d’intérêt général », dont les contours demeurent incertains. Dans un contexte où la communication politique est omniprésente, rien ne garantit que cette approche prévienne tout risque d’instrumentalisation d’informations sensibles à des fins de positionnement politique ou médiatique. Elle risque même de conforter l’idée d’une déresponsabilisation mal comprise des représentants publics, notamment au regard de certaines pratiques contemporaines de médiatisation de la parole publique.
A cet égard, il est possible de noter que l’avocat général a retenu une approche restrictive de la condition posée par l’article 21 relative à l’absence d’« avantage » ou de « bénéfices » tirés de la divulgation. En rappelant, à raison, que « presque toute divulgation d’informations peut présenter un avantage indirect quelconque, non nécessairement financier, pour l’informateur », il restreint cette notion à une seule dimension pécuniaire, absente en l’espèce. Il aurait cependant été envisageable de considérer cette condition comme un instrument supplémentaire permettant aux juridictions de mieux encadrer, voire de réguler, des prises de parole susceptibles de relever d’une logique d’instrumentalisation. La prudence affichée se justifie toutefois par la sensibilité particulière de la question, particulièrement en ce qui concerne la parole d’un dirigeant d’opposition, tandis que les responsables en fonction ou élus peuvent bénéficier d’une protection spécifique (régimes d’irresponsabilité).
A suivre les conclusions de l’avocat général, c’est même plus fondamentalement la portée du champ de l’exception journalistique qui se pose, au-delà de la sphère politique stricto sensu. On peut ainsi s’interroger : qu’en serait-il, par exemple, d’un influenceur ou autre « expert » divulguant dans les médias une information sensible relative à un émetteur pour susciter un débat public ?
Les réponses qu’apportera la CJUE à ces deux questions préjudicielles mériteront donc une grande attention, tant elles sont susceptibles d’entraîner des répercussions déterminantes sur le régime juridique applicable à la diffusion publique d’informations privilégiées.
[1] Demande de décision préjudicielle présentée par la Cour d'appel de Bruxelles (Belgique) le 28 mai 2024 – MT / Comité de direction de l’Autorité des Services et des Marchés Financiers (FSMA) (C/2024/5299).
[2] Conclusions de l’avocat général M. Manuel CAMPOS SÁNCHEZ-BORDONA, présentées le 11 septembre 2025 (https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:62024CC0376).