Quand la jurisprudence « pénalise » les fusions

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Philippe Gianviti, avocat à la Cour (NMW)

Dans cette chronique juridique, Philippe Gianviti, avocat collaborateur du cabinet NMW, fait le point sur une récente évolution jurisprudentielle défavorable aux fusions d’entreprises et explique comment elle pourrait avoir un impact sur les techniques juridiques utilisées dans les opérations de croissance externe notamment dans les secteurs hautement régulés tels que ceux de la banque, de l’assurance et des marchés financiers.

« Nul n’est responsable pénalement que de son propre fait ». Cette brève formule, reproduite à l’article L. 121-1 du code pénal, traduit l’un des principes phares de notre droit pénal, celui de la personnalité des peines.

Il s’agit d’un principe à valeur constitutionnelle découlant des articles 8 et 9 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (Cons. Const., décisions n° 2010-604 du 25 février 2010 et n°99-41 du 16 juin 1999), susceptible d’adaptations en dehors de la sphère du droit pénal (Cons. const., décision n° 2016-542 QPC du 18 mai 2016).

La personnalité des peines a pour corollaire naturel l’extinction des poursuites « à compter de la mort du prévenu » (article 6 du Code de procédure pénale).

Jusqu’à une époque récente, la Cour de cassation assimilait les personnes morales aux personnes physiques pour l’application de cette règle. La chambre criminelle de la Cour de cassation estimait ainsi que des poursuites ne pouvaient être engagées contre une société absorbante pour des faits commis par la société absorbée avant la perte de la personnalité morale de celle-ci par l’effet de la fusion (Cass. crim., 20 juin 2000, n° 99-86.742  – Cass. crim., 9 sept. 2009, n° 08-87.312 – Cass. crim. 25 oct. 2016, n° 16-80.366).

Lors d’un arrêt en date 25 novembre 2020 (pourvoi n° 18-86.955), la chambre criminelle de la Cour de cassation a quelque peu bouleversé l’état de notre droit en modifiant son interprétation des textes en vigueur.

Dorénavant une société anonyme doit répondre des infractions commises par la société qu’elle absorbe.

La chambre criminelle a toutefois posé trois limites à la nouvelle interprétation.

Tout d’abord, elle ne s’applique qu’aux opérations de fusion entrant dans le champ de la directive 78/855 du 9 octobre 1978 dite « Directive fusion » propre aux sociétés anonymes. Pour certains commentateurs, cela engloberait toutes les sociétés par actions notamment les sociétés par actions simplifiées.

Ensuite, elle ne s’applique qu’aux opérations de fusion postérieures à la date de l’arrêt, le 25 novembre 2020, hors hypothèse de fraude (notamment une fusion organisée en vue d’échapper à la sanction).

Enfin, seules des peines d’amende ou de confiscation peuvent être prononcées à l’encontre de la société absorbante.

Pour asseoir la légitimité de sa solution, la chambre criminelle de la Cour de cassation s’est référée à un arrêt rendu le 5 mars 2015 par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), lequel a considéré qu’en vertu des dispositions de l’article 19, 1 de la Directive fusion, l’obligation de payer une amende infligée après la fusion pour des infractions au droit du travail commises par la société absorbée avant cette opération était transmise à la société absorbante (CJUE, 5e ch., 5 mars 2015, aff. C-343/13).

La haute juridiction française et la juridiction européenne se fondent toutes les deux, sur une conception économique de la fusion, laquelle n'entraîne pas de liquidation. Le « patrimoine de la société absorbée est universellement transmis à la société absorbante et les actionnaires de la première deviennent actionnaires de la seconde ».

Très critiquée, elle a pourtant maintenu sa position dans un arrêt du 13 février 2022 et l’a même renforcée au point d’alourdir sensiblement la tâche des juridictions d'instruction. Ces dernières devront vérifier d’office – même si cela n’a pas été invoqué par l’une des parties – si une fraude a caractérisé ou non l’opération de fusion.

Appliqué aux infractions de marché, qui revêtent très souvent une double nature – elles peuvent être à la fois des manquements donnant lieu à des sanctions administratives ou des délits dont les peines sont prononcées par des juridictions répressives, le principe de personnalité des peines a donné lieu à une jurisprudence sporadique en raison du partage de compétences entre juridictions administratives et juridictions judiciaires.

 Le Conseil d’Etat, la juridiction compétente pour statuer sur les recours formés contre les sanctions prononcées à l’encontre des professionnels directement soumis au contrôle de l’Autorité des marchés financiers (AMF), a toujours considéré que la société absorbante pouvait se voir infliger une sanction pécuniaire pour des faits commis par la société « absorbée intégralement sans être liquidée ni scindée » (CE, Sect., 22 novembre 2000, no 207697, Crédit agricole Indosuez Cheuvreux. Voir également, dans le même sens : CE, 10 mai 2004, n° 247130, Sté Etna Finance ; CE, 30 mai 2007, no 293423, Sté Tradition Securities and Futures ). En revanche, il refuse l’application de peines personnelles telles qu’un blâme à la société absorbée (CE, 22 nov. 2000, n° 221215, Société A Conseils Finance).

Le Conseil d’Etat se réfère aux critères de liquidation et de transmission « intégrale » pour retenir ou non une « reprise » de l’infraction par la société absorbante. En revanche, il ne procède pas, contrairement à la chambre criminelle de la Cour de cassation, à de distinction entre les formes juridiques des sociétés impliquées, selon qu’elles relèvent ou non de la Directive Fusion.

La chambre commerciale de la Cour de cassation, dans le cadre du contrôle qu’elle exerce sur les arrêts rendus par la cour d’appel de Paris - la juridiction des recours formés contre les décisions de sanctions prononcées à l’encontre des non-professionnels par les autorités de marché - appliquait le principe de personnalité aux peines infligées. Elle avait ainsi jugé que la Commission des opérations de bourse ne pouvait pas conformément au principe de personnalité des peines, prononcer des sanctions administratives à l’encontre de la personne morale nouvelle issue de la fusion ou de la scission (Cass. com., 15 juin 1999, n° 97-16.439). Il est fort probable que cette jurisprudence propre à la chambre commerciale faisant une stricte application du principe de personnalité des peines soit amenée à être modifiée à la suite des arrêts rendus par la chambre criminelle en 2020 et 2022 – sauf considération particulière que le Conseil constitutionnel pourrait exprimer au regard des exigences constitutionnelles françaises

Dans une décision n° 5 du 6 mai 2022, la commission des sanctions de l’AMF a été appelée à se prononcer sur des manquements de manipulation de cours commis par une société de droit néerlandais dissoute au jour du prononcé. Pour constater l’impossibilité de condamner cette société, elle a vérifié au préalable qu’elle avait fait l’objet (1) d’une liquidation définitive (2) sans reprise d’activité. Le recours à ces deux critères nous laisse penser qu’en présence d’une simple dissolution résultant d’une fusion, elle n’aurait certainement pas hésité à prononcer une sanction contre la société absorbante.

S’agissant des peines prononcées pour des manquements des professionnels à la réglementation bancaire et celles des assurances, la commission des sanctions de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) adopte une position s’inscrivant en ligne droite dans le courant tracé par le Conseil d’Etat. Elle estime qu’une opération de fusion-absorption ne peut « empêcher la sanction d’une personne morale ayant absorbé une autre personne morale pour des manquements commis par cette dernière avant cette opération », le principe de responsabilité personnelle faisant cependant obstacle à ce qu’une sanction non pécuniaire puisse être prononcée contre l’absorbante (ACPR, 11 mars 2016 - procédure 2015-02).

Toutes ces décisions rendues en matière de fusions convergent dans un sens défavorable à celle-ci alors que la législation française et européenne tendait à renforcer les synergies économiques et financières entre entreprises, en facilitant leurs regroupements dans la limite des impératifs posés par le droit de la concurrence.

Elles pourraient limiter les opérations de restructuration en particulier celles dans les secteurs hautement régulés tels que ceux de la banque, de l’assurance et des marchés financiers. La fusion ne serait alors plus nécessairement en France, l’outil juridique le mieux adapté et sécurisé aux opérations de croissance externe et d’économies d’échelle.

Les audits menés avant une opération d’acquisition ou de restructuration sont limités quant aux moyens et au temps d’investigation accordés. Ils révèlent très rarement des faits susceptibles de constituer des infractions. Or les infractions de marché ou les manquements commis aux règles anti-blanchiment sont certainement les plus difficilement détectables.

Des clauses d’ajustement des parités dans les traités de fusion peuvent apporter une certaine protection aux actionnaires des sociétés concernées mais elles n’apporteront jamais une sécurité juridique absolue. Elles n’empêchent pas les poursuites qu’elles soient décidées par l’AMF, l’ACPR ou le procureur de la République. Également, elles n’auront généralement qu’une durée de vie limitée, intervenant bien avant la prescription (parfois longue) des poursuites pénales.

Eviter la fusion – au moins dans un premier tempset/ou préférer d’autres techniques juridiques telles qu’une cession d’actifs sans transmission intégrale/universelle du patrimoine pour cantonner la responsabilité pénale de la société cible peut se révéler, dans certains cas, un meilleur choix.

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