Sur l’ingratitude du métier de journaliste financier (suite)

  • Publication publiée :18 avril 2023
  • Post category:Avis d'expert
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Chronique juridique de Frank Martin Laprade, avocat à la cour, Partner du cabinet Jeantet, enseignant chercheur associé à l'Université Paris Sud (XI)

Plus de dix ans après les faits, la Cour d’appel de Paris vient de rendre une décision dont il est bien difficile de dire si elle est favorable – ou non - aux journalistes financiers, dont la marge de manœuvre avait été sérieusement restreinte par la commission des sanctions de l’AMF en 2018, mais qui avaient reçu un soutien appréciable de la part de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) en 2022 (1). Reste à savoir si le journaliste du Daily Mail (aujourd’hui retraité) aura l’envie – et les moyens – de poursuivre le combat juridique devant la Cour de cassation, plus pour une question de principe que pour un enjeu financier désormais limité à 10.000 euros ?

Contrairement à ce qu’avaient titré certains articles de presse (2), il n’a jamais été reproché au journaliste anglais du Daily Mail d’avoir publié des informations privilégiées relatives à des rumeurs d’OPA visant les titres de deux émetteurs français cotés : en revanche, il avait bien été sanctionné par la commission des sanctions de l’AMF, à hauteur de 40.000 euros, pour avoir prévenu certaines de ses sources habituelles de la publication imminente de son article, ce qui avait permis à ses interlocuteurs d’anticiper une hausse du cours de bourse des cibles potentielles (3).

Devoir d'abstention

Il est inutile de revenir sur le caractère « privilégié » d’une telle information, lorsque ce qualificatif est appliqué – non pas pour faire obligation à l’émetteur des titres concernés de rétablir l’égalité d’information des investisseurs présents sur le marché, conformément à l’article 223-2 du règlement général de l’AMF (RGAMF) dont les dispositions sont désormais reprises à l’article 17 du règlement européen relatif aux abus de marché (MAR) – pour imposer un devoir d’abstention aux personnes qui la détiennent en toute connaissance de cause.

Celles-ci sont considérées comme des « initiés » et ont par conséquent interdiction d’utiliser de telles informations pour acheter ou vendre des titres, mais aussi de les « communiquer à des tiers en dehors du cadre normal de son travail, de sa profession ou de ses fonctions ou à des fins autres que celles à raison desquelles elle lui a été communiquée », pour reprendre les termes de l’article 622-1 du règlement général de l’AMF, aujourd’hui disparu (il a cédé la place à l’article 10 MAR en 2016), mais qui était encore en vigueur il y a dix ans, au moment des faits litigieux qui sont intervenus en 2011 et 2012.

Cadre normal du travail

Or, force est de constater que c’est bien dans le cadre normal de son travail de journaliste que l’employé du Daily Mail avait communiqué à ses sources (externes) l’information relative à la date de publication de ses articles sur les rumeurs de marché, afin de s’assurer de leur silence dans l’attente d’une telle publication, l’exclusivité étant consubstantielle aux « scoops » pour lesquels son blog était réputé. C’est peut-être la raison pour laquelle « le collège de l'AMF, organe de poursuite, n'avait requis aucune sanction pécuniaire à l'encontre de ce journaliste » (4)  ?

A cet égard, la Cour d’appel de Paris a souligné « l’importance particulière que revêt, pour l’activité journalistique, la recherche et la publication d’informations exclusives, en particulier dans le secteur de la presse financière en ligne. Dans ce contexte, il se conçoit aisément qu’un journaliste financier cherche à inciter une source, avec laquelle il discute d’une information exclusive, de ne pas la communiquer à d’autres journalistes ou d’autres médias avant que son article traitant de cette information ne soit publié en ligne, afin de préserver l’exclusivité de celle-ci.» (5)

Reconnaissant que « M. [B] ne pouvait raisonnablement escompter que ses sources habituelles s’abstiennent provisoirement de toute communication sur ce point, sans leur annoncer que cette information allait faire l’objet d’une publication prochaine voire imminente », la Cour en a conclu que « les divulgations en cause visaient à inciter MM. [Y] et [V] à ne pas communiquer ces informations avant que les articles rédigés par M. [B] ne soient publiés. » (6)

Communication réputée licite

En principe, c’est bien sur l’AMF que reposait la charge de la preuve que la « divulgation » litigieuse était illicite, parce qu’elle avait eu lieu « en dehors du cadre normal » de l’activité professionnelle du journaliste, car il s’agissait d’un élément constitutif du manquement prévu par l’article 622-1 du RGAMF (7), dont on pouvait déduire - par défaut – que toute communication professionnelle était en revanche réputée licite.

En effet, tandis que le ministère public raisonnait par analogie avec la matière pénale (lorsque tous les éléments de l’infraction sont réunis), l’AMF soutenait elle-aussi que « la circonstance que cette divulgation ait eu lieu dans le cadre normal de l’exercice d’un travail, d’une profession ou de fonctions, et notamment à des fins journalistiques, s’apparenterait à une circonstance exonératoire ou à une exception au principe d’interdiction de la divulgation, qu’il reviendrait normalement à personne poursuivie d’établir ». (8)

Confusion

Or, cette analyse procède d’une confusion entre la définition du manquement prévu par l’article 622-1 du RGAMF et celle qui résulte de la (nouvelle) rédaction de l’article 10 MAR, laquelle présente effectivement toute divulgation d’information privilégiée à un tiers comme étant – par principe – illicite, « sauf lorsque cette divulgation a lieu dans le cadre normal de l’exercice d’un travail, d’une profession ou de fonctions. »

C’est d’ailleurs le caractère « dérogatoire » de cette formule – qu’on trouvait déjà dans la directive 89/592 – qui avait conduit la CJUE à décider, en 2005, que « eu égard au fait que l'article 3, sous a), de la directive 89/592 constitue une exception devant recevoir une interprétation stricte, la communication d'une telle information n'est justifiée que si elle est strictement nécessaire à l'exercice d'un travail, d'une profession ou d'une fonction et respectueuse du principe de proportionnalité. » (9)

Dans ces conditions, l’AMF a eu raison de relever que les dispositions de l’article 10 MAR ne sont pas susceptibles de recevoir une application rétroactive, dans la mesure où elles ne sont pas plus douces que celles de l’article 622-1 du RGAMF (10), car c’est même tout l’inverse (!) et c’est sans doute la raison pour laquelle il n’y avait pas besoin - jusqu’en 2016 - de prévoir une modération particulière dans l’appréciation du caractère licite ou illicite d’une divulgation d’information privilégiée par un journaliste, afin de tenir compte de la liberté de la presse, comme le fait désormais l’article 21 MAR.

Contrairement au manquement de diffusion d’informations fausses ou trompeuses, pour lequel une telle invitation à la tolérance existait déjà pour les journalistes (11), il était inutile d’insister davantage pour traiter des spécificités de leur métier, puisque la divulgation d’informations privilégiées dans un cadre professionnel (quel qu’il soit) était présumée licite par le RGAMF. Il en résulte que le journaliste mis en cause n’aurait pas dû avoir besoin d’invoquer les dispositions de l’article 21 MAR, puisque celles de l’article 622-1 du RGAMF étaient déjà suffisamment protectrices.

Conception du métier de journaliste

Encore eut-il cependant fallu que la commission des sanctions de l’AMF ne limite pas sa conception du métier de journaliste à la diffusion d’informations au public, à l’exclusion d’une transmission  « destinée à la source seule et non au public » (12) , sachant qu’une publication leur ferait instantanément perdre ipso facto tout caractère « privilégié », si bien qu’en suivant cette logique, l’article 21 ne trouverait probablement jamais à s’appliquer ! 

Suivant les préconisations de la CJUE, en réponse aux questions préjudicielles dont elle l’avait saisie (13), la Cour d’appel de Paris a heureusement élargi la notion de « fins journalistiques », mais on peut néanmoins regretté qu’elle se soit ensuite contentée de diviser par quatre le montant de la sanction prononcée à l’encontre du journaliste, au lieu de le mettre purement et simplement hors de cause, compte tenu de la définition du manquement (autrefois) prévu par l’article 622-1 du RGAMF.

Paradoxalement, le régime de faveur qui est censé résulter de l’article 21 MAR s’est retourné contre lui, car la Cour d’appel de Paris s’est aventurée sur le terrain d’une « mise en balance » (14) de la liberté de la presse – apparemment jugée de moindre importance en matière financière que pour les sujets « présentant un intérêt général majeur », alors qu’en pratique les prix Pulitzer ont relativement peu de chance de détenir des informations privilégiées… – et de l’intégrité du marché boursier, prétendant in fine faire primer ce dernier, alors que ce n’est évidemment pas le journaliste, mais plutôt ses interlocuteurs (indélicats) qui se sont rendus coupables des véritables « abus » qu’il convenait de prohiber ?

(1)Liberté de la presse : la cour d’appel réduit mais confirme une sanction de l’AMF - Finascope.fr  - 4 avril 2023

(2) « AMF : un journaliste condamné pour délit d'initiés - Un journaliste britannique a été sanctionné à hauteur de 40.000 euros. L'AMF a déclaré qu'un article relayant des rumeurs de marché pouvait constituer une information privilégiée. » Les Echos, 29 octobre 2018

(3) F Martin Laprade, L’activité de journaliste financier est-elle dangereuse ? Avis d’expert - Finascope.fr  - 19 octobre 2021

(4) Les Echos, 29 octobre 2018

(5) CA Paris, Pôle 5 chambre 7, 30 mars 2023, n°18/28497, §89

(6) CA Paris, Pôle 5 chambre 7, 30 mars 2023, n°18/28497, §90

(7) AMF CDS, 11 janvier 2016, SAN-2016-02

(8) CA Paris, Pôle 5 chambre 7, 30 mars 2023, n°18/28497, §48

(9) CJUE (grande chambre), 22 novembre 2005, Affaire C-384/02 GRØNGAARD ET BANG, §34

(10) AMF CDS, 19 avril 2017, SAN-2017-03 ; AMF CDS, 21 avril 2017, SAN-2017-04 ; AMF CDS, 24 octobre 2018, SAN-2018-13 ; AMF CDS, 18 décembre 2017, SAN-2017-12

(11) F Martin Laprade, Affaire des (fausses) rumeurs de faillite de la Société Générale : du danger à accuser autrui de mensonge (sur son Blog), Note sous la décision de la Commission des Sanctions de l’AMF en date du 7 novembre 2013, Bull. Joly Bourse – Février 2014, p.73

(12) AMF CDS 24 octobre 2018 SAN 2018-13

(13) CJUE : La divulgation par un journaliste d’une information privilégiée est licite – Finascope.fr - 16 mars 2022

(14) A Guedj, Un exercice délicat de mise en balance – avis d’expert – Finascope.fr - 5 avril 2022

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