Visites domiciliaires : la CEDH confirmera-t-elle la validation judiciaire des méthodes policières employées par l’AMF?

  • Publication publiée :7 février 2023
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Dans cette chronique juridique, Frank Martin Laprade, avocat à la Cour, partner du cabinet Jeantet, enseignant chercheur associé à l'Université Paris Sud (XI) met en perspective l'arrêt de la cour de cassation du 16 décembre 2022.

Assumant (un peu trop) le surnom de « gendarme de la bourse » qui lui est communément attribué et qu’elle revendique d’ailleurs elle-même sur son propre site internet (1), l’AMF a toujours louché vers les méthodes « musclées » de ses collègues policiers, alors qu’il s’agit pourtant d’une autorité publique indépendante, dotée de sa propre personnalité morale, et non pas de l’Etat, détenant le monopole de la force légitime  : jusqu’où les juges français la laisseront-ils donc dériver de la sorte ?

Ce n’est pas un hasard si les « visites domiciliaires » auxquelles ses enquêteurs peuvent procéder dans des lieux privés (et pas seulement dans des locaux professionnels comme pour les visites sur pouvoirs propres), sur autorisation préalable d’un juge des libertés et de la détention (JLD) territorialement compètent, ressemblent à des « perquisitions », prévues par l’article 56 du code de procédure pénale pour les cas de flagrance.

En tous lieux

De telles « visites domiciliaires » peuvent être effectuées « en tous lieux » susceptibles d’être « occupés » par la personne auprès de laquelle des documents peuvent être saisis par les enquêteurs de l’AMF, ce qui n’est pas sans rappeler la rédaction de l’article 56 du code de procédure pénale quand il mentionne le « domicile » de la personne détenant les documents ciblés par la police.

Aux termes de l’article L 621-12 du code monétaire et financier, seuls « l’occupant des lieux ou son représentant » peuvent en prendre connaissance en amont de cette saisie, ils participent aux éventuelles opérations de tri (en cas de mise sous scellés provisoires) et les documents saisis leur sont in fine restitués (en fin de procédure).

C’est la raison pour laquelle la chambre commerciale de la cour de cassation s’était prononcée, en octobre 2020, pour une interprétation littérale des dispositions de l’article L 621-10 du code monétaire et financier – laquelle est du reste commandée par l’article 8 de la CEDH (Cour Européenne des Droits de l'Homme) relatif à la protection de la vie privée, du domicile et de la correspondance.

Elle en avait déduit que seuls les documents et supports d'information qui appartiennent ou sont à la disposition de « l'occupant des lieux » peuvent faire l’objet d’une saisie, si bien qu’en l’espèce, les représentants d’une société marocaine qui n’étaient que de passage au sein de la société française dont le siège social était visité, leurs ordinateurs et téléphones ne pouvaient être saisis (2).

Occupants des lieux

Hélas, le juge de renvoi s’était rebellé, un an plus tard, en estimant que les représentants de la société marocaine devaient être considérés comme « occupants des lieux » du fait de leur présence « sur place », lors d’une visite du siège social de la société française, en retenant notamment qu’une conception trop restrictive de cette notion pourrait entraver l'action de l'AMF dans sa lutte contre les abus de marché.

C’est pourquoi la cour de cassation a été interrogée à nouveau, cette fois au travers de sa formation la plus solennelle, l’assemblée plénière (composée du président, du doyen et d’un des conseillers de chacune de ses six chambres, sous la présidence de son premier président) pour répondre à la question suivante (3) :

« Lorsque le juge des libertés et de la détention a rendu une ordonnance autorisant l’AMF à procéder à des visites domiciliaires et des saisies dans un lieu déterminé, les enquêteurs peuvent-ils saisir les ordinateurs et les téléphones des personnes de passage dans ce lieu ? »

Visiblement, ces magistrats (dont certains sont pénalistes) se sont montrés sensibles à l’amicale pression exercée par l’AMF, qui en a fait le principal sujet d’inquiétude évoqué lors du dernier colloque de sa commission des sanctions, en octobre 2022, celle-ci ayant en outre reçu le soutien appuyé de l’avocat général :

« Je ne doute pas que si l’occasion leur en était donnée, les représentants de ces sociétés étrangères surpris dans les locaux visités invoqueraient leur qualité de personnes de passage pour s’opposer à la saisie de leur correspondance et des leurs messageries électroniques. »

Personnes de passages

Aussi, prenant des libertés avec la lettre de l’article L 621-12 du code monétaire et financier, l’assemblée plénière de la cour de cassation a décidé que le fait que ces documents, ordinateurs et téléphones appartiennent aux « occupants des lieux » ou à des « personnes de passage » (qui – par définition – n’occupent pas les lieux visités) n’entre pas en considération.

Ses membres ont possiblement été influencés par le régime des perquisitions, l’article 56 du code de procédure pénale envisageant la possibilité de pénétrer « en tous lieux dans lesquels sont susceptibles de se trouver des biens dont la confiscation est prévue à l'article 131-21 du code pénal », par exemple sils ont été utilisés pour commettre une infraction.

Cela peut notamment être le cas d’un téléphone portable en cas de trafic de stupéfiants par exemple (4), sachant qu’il existe aussi des dispositions particulières du code de procédure pénale autorisant la « visite » (i.e. la fouille) du véhicule de trafiquants présumés (5).

Cette formulation n’est pas sans évoquer celle de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, qui mentionne tous lieux « fréquentés » par toute « personne dont le comportement constitue une menace (6) », ce qui est indéniablement plus large que son « domicile » ou même les lieux dont elle est « l’occupant », puisqu’elle peut ne faire qu’y passer...

Quoiqu’il en soit, la situation issue de l’arrêt de l’assemblée plénière de la cour de cassation (laquelle pourrait néanmoins donner lieu, dans le délai de quatre mois, à une requête devant la cour européenne des droits de l’homme) semble aligner les pouvoirs des enquêteurs de l’AMF sur ceux de leurs collègues policiers.

Téléphones portables

Tout au moins pour ce qui est de leur capacité à saisir des documents – le cas échéant dématérialisés – situés sur des téléphones portables appartenant à des personnes qui sont simplement de passage dans des lieux dont elles ne sont pas « l’occupant », surtout si cet appareil est de nature à avoir été l’instrument grâce auquel elles pourraient avoir commis un « abus de marché ».

Il reste qu’il existe encore une différence importante entre les enquêteurs de l’AMF et leur « modèles » de la police judiciaire : ils ne disposent d’aucun pouvoir coercitif leur permettant d’immobiliser le propriétaire du portable et de l’empêcher de quitter les lieux « visités »

En particulier, il n’existe pas d’équivalent (administratif) du dernier alinéa de l’article 56 du code de procédure pénale, disposant que « Si elles sont susceptibles de fournir des renseignements sur les objets, documents et données informatiques saisis, les personnes présentes lors de la perquisition peuvent être retenues sur place par l'officier de police judiciaire le temps strictement nécessaire à l'accomplissement de ces opérations ».

Par ailleurs, contrairement à leurs collègues policiers, les agents de l’AMF ne disposent pas non plus de la faculté de placer en garde à vue, et donc d’immobiliser provisoirement, la personne entre les mains de laquelle ils aimeraient saisir un téléphone portable et – surtout - son contenu.

Or, c’est parfois à l’occasion de la fouille de sécurité réalisée sur un gardé à vue, laquelle est assimilée à une « perquisition » (7) , que son téléphone portable peut être saisi, d’autant que celui-ci lui est systématiquement retiré pour l’empêcher de communiquer vers l’extérieur, en dehors du cadre limitatif de l’article 63-2 du code de procédure pénale.

Espace privé

En outre, une fois en possession de ce téléphone portable, l’important est de pouvoir ensuite accéder à son contenu numérique (dématérialisé), lequel est assimilé à un « espace privé », qu’il est possible de perquisitionner (8), en respectant le même formalisme que pour un lieu physique.

C’est pourquoi, l’exploitation du téléphone portable d’une avocate ne peut se faire qu’en présence du bâtonnier ou de son délégué (9), exactement comme la « perquisition » ou n’importe quelle « visite » (administrative) de son domicilie ou de son cabinet(10).

Or, pour accéder à ce contenu, il faut pouvoir déverrouiller le téléphone, à l’aide d’un code qui peut le cas échéant être fourni aux agents de police par son propriétaire, sous la menace de l’amende prévue à l’article 434-15-2 du code pénal, dès lors qu’il s’assimile à une convention secrète d’un moyen de cryptologie (11).

A défaut, pour un téléphone plus « normal » (non crypté), le code de déverrouillage sera généralement obtenu auprès de la personne placée en garde à vue, sachant qu’elle peut être interrogée à cette fin.

A cet égard, la jurisprudence a décidé que cela pouvait être fait en dehors du cadre protecteur des « auditions » de l’article 63-4-2 du code de procédure pénale qui impose la présence de l’avocat désigné par le gardé à vue (12).

En pratique, l’efficacité d’une telle « interrogation » dépend toutefois énormément des « pressions » susceptibles d’être exercées sur le gardé à vue, dont la liberté de déplacement est entravée, conformément à l’article 62-2 du code de procédure pénale.

Là-encore, l’AMF ne dispose pas - encore ? - de la faculté de mettre en œuvre une telle mesure de contrainte « par laquelle une personne à l'encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d'une peine d'emprisonnement est maintenue à la disposition des enquêteurs ».

Amendement parlementaire

Et si les agents de l’AMF peuvent eux-aussi tenter d’obtenir un code de déverrouillage de téléphone portable lors d’une visite domiciliaire, puisque l’article L 621-12 du code monétaire et financier prévoie expressément un tel « recueil d’explications » auprès des personnes sollicitées sur place, ils n’ont en revanche aucun moyen de les empêcher de quitter les lieux visités (13).

Est-ce pour cela que l’AMF – décidément très active en termes de lobbying – a téléguidé un amendement parlementaire (14), afin que ses enquêteurs puissent désormais compter sur l’aide de l’officier de police judiciaire (OPJ) pour procéder à des réquisitions à l’occasion d’une visite domiciliaire ?

Si la commission des finances du Sénat cite l’exemple d’un serrurier qui pourrait forcer la serrure de l’appartement visité, force est de constater qu’en l’état il pourrait bien n’y avoir qu’un pas vers le recours éventuel au hacker (repenti) pour déverrouiller le portable, pendant que son propriétaire serait maintenu (de force) sur les lieux dans lesquels il ne faisait que passer...

(1) https://www.amf-france.org/fr/actualites-publications/publications/guides/guides-epargnants/sinformer-sur-lautorite-des-marches-financiers

(2) Cass Com, 14 octobre 2020, Pourvoi n°Q 18-15.840, Arrêt n°634 FS-P+B

(3) Communiqué de presse officiel de la cour de cassation

(4) Cass crim, 10 décembre 2019, Pourvoi n°18-86.878

(5) Article 78-2-2 du code de procédure pénale

(6) QPC n°2016-536 en date du 19 février 2016

(7) Cass crim, 18 janvier 2022, Pourvoi n°21-83.728

(8) Cass crim, 12 janvier 2021, Pourvoi n°20-84.045

(9) Cass crim, 18 janvier 2022, Pourvoi n°21-83.728

(10) Article 56-1 du code de procédure pénale

(11) Cass crim, 13 octobre 2020, Pourvoi °20-80.150

(12) Cass crim, 12 janvier 2021, Pourvoi n°20-84.045

(13) Martin Laprade, Le lobbying intensif de l’AMF pourrait bien lui avoir permis de remporter une victoire à la Pyrrhus devant l’assemblée plénière de la cour de cassation, Option Finance, n°1688 – Lundi 30 janvier 2023

(14) Nouvel article 15 de la proposition de loi tendant à renforcer la protection des épargnant (Senat n°46, 31 janvier 2023)

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