Chronique juridique de Muriel Goldberg-Darmon, docteur en Droit, avocate associée du cabinet Cohen & Gresser, Guillaume Guérin et Pierre Wolman, avocats du cabinet Cohen & Gresser
L’Agence française anticorruption (AFA) et le Parquet national financier (PNF) ont publié conjointement en mars 2023 un guide pratique visant à apporter aux entreprises un éclairage sur l’objet et la conduite d’une enquête interne anticorruption. A cette occasion, l’AFA et le PNF ont rappelé l’importance de l’enquête interne anticorruption dans le cadre de la négociation d’une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP).
L’enquête interne anticorruption désigne l’ensemble des investigations menées au sein d’une entreprise, de sa propre initiative, afin d’objectiver (i) des faits susceptibles de constituer des violations du code de conduite anticorruption, (ii) des comportements non conformes aux procédures de l’entreprise visant à prévenir ou détecter la commission de telles violations ou (iii) des indices de la commission de faits susceptibles d’être qualifiés de corruption.
De nombreuses situations peuvent conduire une entreprise à diligenter une enquête interne anticorruption (1). En cas de révélation de faits de corruption, la question de l’attitude à adopter et du niveau de coopération avec les autorités judiciaires se pose fréquemment pour l’entreprise (2).
1-Les cas de déclenchement d’une enquête interne anticorruption
Ainsi que le rappelle le guide pratique, le fait générateur du déclenchement d’une enquête interne anticorruption peut être interne ou externe à l’entreprise.
- Faits générateurs internes à l’entreprise
Un signalement interne à l’entreprise, provenant le plus souvent d’un salarié de l’entreprise, peut justifier le déclenchement d’une enquête interne anticorruption. Rappelons en effet que les entreprises françaises employant au moins 500 salariés et dont le chiffre d’affaires consolidé est supérieur à 100 millions d’euros sont tenues de mettre en place, conformément à l’article 17 de la loi du 9 décembre 2016 dite loi Sapin II, un dispositif d'alerte interne anticorruption destiné à permettre le recueil des signalements émanant d'employés et relatifs à l'existence de conduites ou de situations contraires au code de conduite anticorruption de la société.
Une enquête interne anticorruption peut également être déclenchée à l’issue d’un audit ou d’un contrôle interne ayant mis en lumière des faits susceptibles d’être qualifiés de corruption. A cet égard, la plupart des entreprises financières (notamment les banques) sont dotées de dispositifs de contrôle interne et d’inspection ayant pour but de détecter les risques et de s’assurer de la conformité de l’entreprise avec la réglementation en vigueur.
- Faits générateurs externes à l’entreprise
Lorsqu’une entreprise apprend qu’elle fait l’objet d’une enquête initiée par une ou des autorités judiciaires françaises ou étrangères, l’entreprise peut également décider de conduire, parallèlement à l’enquête judiciaire, sa propre enquête interne anticorruption. Rappelons qu’en cas de demande d’informations de la part d’une autorité étrangère, les entreprises françaises ne peuvent pas communiquer directement des informations sensibles « d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique » à des autorités judiciaires étrangères, conformément à la loi 26 juillet 1968, dite loi de blocage [1]. Depuis le 1er avril 2022, les entreprises faisant l’objet d’une demande de communication d’informations sensibles de la part d’une autorité publique étrangère doivent, « sans délai », transmettre cette demande au Service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE).
L’ouverture d’une enquête interne anticorruption peut, en outre, résulter de la révélation d’anomalies au cours de contrôles diligentés par des autorités de régulation telles que l’AFA, l’Autorité des marchés financiers (AMF) ou encore l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR). En effet, ainsi que le rappelle le guide, si les contrôles menés par ces autorités ne visent pas prioritairement la détection de faits de corruption, ils portent parfois sur des dispositifs permettant de prévenir et de détecter des infractions qui en constituent les prémices ou les conséquences et qui révèlent les tentatives de dissimulation des agissements délictueux.
Enfin, la révélation d’anomalies au cours d’un audit externe (par exemple, un audit d’acquisition mené dans le cadre d’une opération de fusions-acquisitions) ou dans le cadre de la certification annuelle des comptes de l’entreprise peut conduire à l’ouverture d’une enquête interne anticorruption.
2-Le rapport d’enquête interne anticorruption
La clôture de l’enquête interne donne lieu à la rédaction d’un rapport circonstancié venant confirmer ou infirmer la commission des faits susceptibles d’être qualifiés de corruption. Ce rapport d’enquête doit être transmis aux membres de la direction ou à l’organe compétent (le cas échéant, un comité ad hoc) défini dans la procédure d’enquête interne, à qui il appartiendra de déterminer des suites à y donner.
En cas de révélation de faits de corruption dans le cadre du rapport d’enquête, l’entreprise devra en premier lieu prendre toutes les mesures de remédiation nécessaires. Cela peut notamment passer par la mise à jour du dispositif anticorruption de l’entreprise si celui-ci s’est avéré défectueux.
En second lieu, l’entreprise devra déterminer quelle attitude adopter vis-à-vis des autorités judiciaires et notamment dans quelle mesure elle souhaite coopérer. La question se pose tout particulièrement lorsque l’entreprise envisage de négocier une CJIP avec le PNF. Rappelons que la CJIP est une procédure permettant aux personnes morales de conclure un accord transactionnel avec le parquet concernant certaines infractions, sans reconnaissance de culpabilité. Considérée comme étant la version française du deferred prosecution agreement (DPA) américain, l’exécution d’une CJIP éteint l’action publique à l’encontre de l’entreprise sans générer les effets d’une condamnation judiciaire.
Ainsi, si l’enquête a été menée à la suite d’un signalement interne ou d’un contrôle interne, l’entreprise devra décider de porter ou non les faits de corruption à la connaissance de l’autorité judiciaire. A cet égard, le guide pratique suggère de signaler le plus précocement possible toute suspicion sérieuse de corruption. La révélation de faits de corruption, faite spontanément et dans un délai raisonnable, constitue en effet un gage de bonne foi susceptible d’être prise en compte dans le cadre du calcul du montant de l’amende éventuelle de CJIP.
De même, si l’enquête interne a été menée parallèlement à une enquête judiciaire, l’entreprise devra décider si elle souhaite remettre son rapport d’enquête à l’autorité judiciaire. Au même titre que la révélation de faits de corruption, la communication du rapport d’enquête sera de nature à constituer un élément minorant l’éventuelle amende de CJIP. Au contraire, ainsi que le guide pratique le rappelle, tout retard dans la transmission des informations issues de l’enquête interne ou toute communication partielle des éléments recueillis par l’entreprise pourra être considéré comme un élément aggravant. Précisons qu’en toute hypothèse, l’autorité judicaire ne sera en aucun cas tenue par les conclusions de l’enquête interne.
A cet égard, les lignes directrices sur la mise en œuvre de toutes les CJIP publiées le 16 janvier 2023, qui listent les facteurs majorants et minorants de l’amende de CJIP, prévoient que « toute forme d’obstruction à l’enquête » pourra être un facteur majorant à hauteur de 30% au maximum tandis que la « révélation spontanée », la « coopération active » et la « pertinence des investigations internes » seront des facteurs minorants à hauteur respectivement de 50%, 30% et 20% au maximum.
A l’avenir, on peut s’attendre, à l’instar des Etats-Unis, à ce que la pratique de l’enquête interne continue de croître avec le développement de la justice négociée. A cet égard, le recours à un prestataire externe et en particulier à un cabinet d’avocats permettra de s’assurer tant de l’absence de conflit d’intérêts que de la qualité et de l’indépendance de l’enquête interne.
La loi de blocage a récemment fait l’objet d’une réforme (décret n°2022-207 du 18 février 2022 et arrêté d’application du 7 mars 2022), en application depuis le 1er avril 2022.
[1] La loi de blocage a récemment fait l’objet d’une réforme (décret n°2022-207 du 18 février 2022 et arrêté d’application du 7 mars 2022), en application depuis le 1er avril 2022.