Le rôle des prestataires de services de paiement dans la distribution de l’euro numérique

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La monnaie numérique de banque centrale (MNBC) représente une réforme d'ampleur de l'architecture monétaire européenne. La question de sa distribution constitue un enjeu stratégique et place les prestataires de services de paiement (PSP) au centre du dispositif. Chronique juridique de Sébastien Praicheux, docteur en Droit, avocat à la Cour, associé, Norton Rose Fulbright LLP, maître de conférences associé à l’Université Paris II Panthéon-Assas et Morgane Fournel Reicher, avocate à la Cour, Norton Rose Fulbright LLP.

L’introduction de l’euro numérique – ou monnaie numérique de banque centrale (MNBC) – représente une évolution systémique de l’architecture monétaire, juridique et financière de l’Union européenne. Elle intervient dans un contexte de transformation structurelle des usages de paiement, marqué par le recul progressif de l’usage des espèces, l’essor des solutions de paiement électroniques issues du secteur privé, la concentration croissante autour d’acteurs non européens, et le développement de monnaies numériques privées, notamment les jetons de monnaie numérique, dits stablecoins.

Dans ce contexte, la création d’un euro numérique vise à garantir la continuité de l’accès des citoyens européens à une forme publique de monnaie de banque centrale, interopérable, fiable, résiliente et adaptée à l’économie numérique. Il s’agit de préserver l’ancrage de la monnaie centrale dans les transactions du quotidien tout en assurant l’autonomie stratégique et la compétitivité monétaire de l’Union, compte tenu de monnaies digitales concurrentes (yuan numérique chinois notamment).

L’euro numérique est donc conçu comme un bien public numérique complémentaire à l’euro fiduciaire, et non comme son substitut. Cette orientation est explicitement affirmée dans les considérants de la proposition de règlement établissant l’euro numérique[1], qui constitue le socle juridique de cette réforme. Dans cette logique, la question de sa distribution revêt une importance stratégique, et place les prestataires de services de paiement (PSP) au cœur du dispositif.

Plusieurs configurations de distribution de l’euro numérique ont été initialement envisagées : un modèle direct, impliquant une relation utilisateur-Banque Centrale Européenne (BCE) sans intermédiaire ; un modèle hybride, combinant infrastructure publique et interface privée ; et enfin le modèle intermédié par des PSP, aujourd’hui retenu.

Ce modèle repose sur le principe d’un système monétaire à deux niveaux :

  • la BCE et les banques centrales nationales assurent l’émission et le règlement de l’euro numérique,
  • tandis que les prestataires de services de paiement (à savoir les établissements de crédit, les établissements de paiement et de monnaie électronique) en assurent la distribution, la gestion de la relation client, et les opérations de paiement.

Cette répartition des rôles ne relève pas d’une simple organisation fonctionnelle : elle traduit une intention politique et économique déterminée. En effet, en empêchant un accès direct des particuliers à la BCE, et en encadrant strictement les modalités de détention de l’euro numérique, le modèle adopté vise à empêcher que l’euro numérique ne devienne un substitut aux dépôts bancaires. À titre d’illustration, le Joint Research Centre, service scientifique interne de la Commission Européenne, estime qu’en l’absence de plafonds ou de mécanismes de désincitation, l’adoption de l’euro numérique pourrait entraîner un transfert de jusqu’à 8 % des dépôts à vue des ménages vers le bilan de l’Eurosystème en situation de stress, soit l’équivalent de plusieurs centaines de milliards d’euros[2]. Un tel déplacement de liquidité affaiblirait mécaniquement la capacité des banques à financer l’économie, en réduisant leurs ressources stables, en alourdissant leur coût de refinancement, et en créant une dépendance accrue à la BCE ou aux marchés de gros ; elle affecterait aussi les leviers de politique économique étatiques.

C’est précisément pour contenir ce risque que le modèle intermédié s’appuie sur les PSP comme points d’entrée unique des utilisateurs finaux. Dans ce cadre, les PSP ne seront pas simplement des distributeurs techniques : ils constitueront une barrière fonctionnelle et juridique fondée sur le principe de subsidiarité. D’un point de vue prudentiel, le maintien des relations bancaires via les PSP empêche une migration directe des liquidités vers le bilan de l’Eurosystème. D’un point de vue opérationnel, les PSP intègreront l’euro numérique comme une forme de monnaie supplémentaire dans leur offre de paiement, sans rupture d’usage pour les utilisateurs. Ce rôle d’intermédiaire exclusif est expressément consacré par la Proposition de Règlement.

Or, cette articulation entre innovation monétaire et continuité réglementaire suppose un fondement juridique explicite. Le pivot central de cette intégration réside dans l’extension de la notion de « fonds » : c’est cette qualification qui conditionne la capacité des prestataires de services de paiement à traiter juridiquement l’euro numérique comme un moyen de paiement à part entière, et à en assurer la distribution dans le respect des règles européennes applicables aux instruments de paiement.

1) Intégration juridique de l’euro numérique dans la notion de « fonds » : articulation DSP3 et RSP1

L’un des enjeux fondamentaux de l’intégration de l’euro numérique dans l’architecture réglementaire européenne est sa reconnaissance juridique en tant que « fonds », condition indispensable pour que les PSP puissent le distribuer dans le cadre des services de paiement existants. Cette reconnaissance est doublement assurée par la proposition de directive DSP3[3] et le projet de règlement sur les services de paiement (RSP1)[4], qui proposent une définition modernisée et technologiquement neutre des fonds :

« la monnaie de banque centrale émise pour une utilisation de détail, la monnaie scripturale et la monnaie électronique ».

Cette définition permet d’aligner le traitement juridique de l’euro numérique sur celui des autres formes de monnaie utilisables dans le cadre de services de paiement, assurant son intégration modulaire dans les obligations prévues par la règlementation sur les services de paiement (à savoir, la directive (UE) 2015/2366 du 25 novembre 2015 concernant les services de paiement dans le marché intérieur – DSP2 – et le paquet DSP3/RSP1). Elle garantit ainsi l’application aux paiements en euro numérique des mêmes règles de protection que celles prévues pour la monnaie scripturale ou électronique.

En conséquence :

  • Les PSP pourront proposer des services de paiement en euro numérique sans devoir adapter leur statut réglementaire ou leur agrément existant.
  • Les paiements en euro numérique bénéficieront des mêmes garanties que ceux effectués en monnaie scripturale ou électronique : droit au remboursement, règles de responsabilité, exigences de transparence tarifaire, délais d’exécution, etc.
  • L’euro numérique pourra être mobilisé dans tous les cas d’usage déjà couverts par la DSP2, et demain le paquet DSP3/RSP1.

L’intégration dans la règlementation sur les services de paiement permet également d’assurer une interopérabilité fonctionnelle entre l’euro numérique et les autres moyens de paiement :

  • Juridiquement, cela signifie que les PSP pourront proposer des services de paiement mixtes (par exemple : initier un paiement en euro numérique depuis un portefeuille adossé à un compte en monnaie scripturale) sans modifier leur cadre d’agrément, puisqu’un paiement initié depuis un portefeuille en euro numérique adossé à un compte en monnaie scripturale sera juridiquement encadré de la même manière qu’un virement classique.
  • Techniquement, l’euro numérique sera traité via les infrastructures existantes (réseaux SEPA, terminaux de paiement, applications bancaires), ce qui favorisera une adoption massive sans coûts excessifs pour les commerçants ou les consommateurs.

En termes de calendrier, le règlement RSP1, d’application directe, conférera à l’euro numérique une base légale immédiatement opérationnelle dès sa publication au Journal officiel de l’Union européenne, prévue fin 2025 ou début 2026, en actant son intégration dans la définition de « fonds ».

2) Sécurité juridique des avoirs en euro numérique

Dans le modèle intermédié retenu pour la distribution de l’euro numérique, les PSP – au premier rang desquels les établissements de crédit – n’assumeront aucun passif au titre des unités d’euro numérique détenues par leurs clients : les euros numériques ne constitueront ni une créance du client sur le PSP, ni une dette du PSP envers son client. Ils seront directement émis par l’Eurosystème et inscrits dans un registre tenu par la BCE et les banques centrales nationales, ce qui confèrera à l’euro numérique une sécurité comparable à celle de la détention d’espèces, et confirme en tant que de besoin sa nature de « fonds » et de monnaie à part entière.

3) Distribution de l’euro numérique : cadre juridique applicable aux PSP

a) Accès réservé aux PSP agréés et absence de relation directe avec l’Eurosystème

La participation à la distribution de l’euro numérique repose sur un principe de volontariat : seuls les PSP – qu’il s’agisse d’établissements de crédit, de paiement ou de monnaie électronique – ayant choisi d’offrir ce service seront autorisés à le faire. La Proposition de Règlement ne prévoit aucune obligation générale de distribution. Une exception importante est toutefois prévue : les établissements de crédit qui entretiennent une relation directe avec des clients de détail (par exemple via la tenue d’un compte de paiement) seront tenus, sur demande, de fournir les services de base en euro numérique. Les utilisateurs pourront ainsi ouvrir un ou plusieurs comptes en euro numérique auprès d’un ou plusieurs PSP de leur choix, favorisant la concurrence et la portabilité des services.[5]

Les PSP agréés pourront distribuer l’euro numérique dans l’ensemble des États membres de l’Union européenne en s’appuyant sur les mécanismes de passeport européen prévus par la DSP2, soit dans le cadre de la libre prestation de services, soit de la liberté d’établissement.

b) Fourniture obligatoire et gratuite des services de base

Les établissements de crédit qui tiendront un compte de paiement pour une personne physique seront tenus de fournir, sur demande, l’ensemble des services de base en euro numérique à cette personne,[6] dès lors qu’elle réside dans un État membre de la zone euro.[7] Cette obligation repose sur une logique de continuité d’accès à la monnaie publique, alignée sur les dispositifs existants pour les espèces et les comptes bancaires de base.

Pour les personnes non bancarisées ou ne souhaitant pas ouvrir de compte auprès d’un PSP commercial, les États membres devront désigner une ou plusieurs entités spécifiques (telles que les autorités locales, régionales ou les bureaux de poste) pour assurer l’accessibilité aux services de base.[8] Ces services devront être fournis gratuitement, conformément à une disposition spéciale de la Proposition de Règlement, qui constitue une dérogation explicite au régime prévu par la directive 2014/92/UE sur la comparabilité des frais liés aux services de paiement, laquelle permet l’application de frais « raisonnables ».

Enfin, les PSP soumis à cette obligation devront mettre en place des mesures spécifiques d’accompagnement numérique, afin de lutter contre la fracture numérique. Il leur incombera de faciliter l’adoption de l’euro numérique par les personnes âgées, les personnes en situation de handicap, ou les usagers peu familiers avec les outils numériques, par des canaux accessibles, des interfaces simplifiées, et un appui humain renforcé.[9]

c) Tâches spécifiques liées à la gestion opérationnelle de l’euro numérique

Dans le prolongement de l’objectif de préservation du système monétaire à deux niveaux, le modèle intermédié permettra d’encadrer la fonction de réserve de valeur de l’euro numérique. Ce contrôle reposera sur deux instruments complémentaires :

  • un plafond individuel de détention, envisagé à hauteur de 3 000 euros par utilisateur ;
  • un mécanisme de déchargement automatique, dit approche par cascade, permettant de reverser les excédents d’euros numériques vers un compte bancaire scriptural désigné.

Ces dispositifs visent à limiter l’accumulation excessive d’euros numériques par les particuliers, en évitant que ceux-ci ne soient utilisés comme une forme alternative de placement, au détriment des dépôts bancaires. En effet, une substitution massive des dépôts par des avoirs en euro numérique affaiblirait la base de financement stable du secteur bancaire, réduisant sa capacité à accorder du crédit à l’économie réelle[10]. Dans ce cadre, l’article 13 de la Proposition de Règlement confie aux PSP plusieurs fonctions opérationnelles essentielles pour garantir un usage encadré de l’euro numérique :

  • la fourniture des fonctionnalités de chargement et de déchargement des comptes en euro numérique ;
  • la mise en œuvre de l’approche par cascade, par laquelle tout montant excédant le plafond de détention éventuellement défini par la BCE est automatiquement transféré vers un compte de paiement désigné par l’utilisateur ;
  • l’application de l’approche par cascade inversée, permettant l’exécution d’un paiement en euro numérique même lorsque le solde détenu est insuffisant, en complétant automatiquement depuis un autre compte de paiement de l’utilisateur.

4) Vers une supervision intégrée de la distribution de l’euro numérique

Au-delà de l’encadrement juridique de la distribution et de la qualification de l’euro numérique comme « fonds », la mise en œuvre opérationnelle de l’euro numérique soulève des enjeux structurants en matière de supervision et de cohérence réglementaire transversale. La Proposition de Règlement[11] prévoit ainsi que l’Eurosystème sera responsable de la conception et de la gestion de l’infrastructure centrale ; tandis que les autorités nationales resteront chargées du contrôle du respect des obligations applicables aux PSP, conformément à leurs compétences respectives issues de la DSP2, et demain du paquet DSP3/RSP1. Ce dispositif permettra de maintenir un cadre de supervision décentralisé mais coordonné, fondé sur les mécanismes existants d’agrément et de surveillance prudentielle, sans créer de structure parallèle ni de qualification alternative aux instruments monétaires existants, qui pourraient être autrement une source de confusion.

Par ailleurs, la mise en œuvre de l’euro numérique supposera une interopérabilité réglementaire avec d’autres textes sectoriels : RGPD (pour le traitement des données des utilisateurs), réglementation sur la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (LCB-FT), etc. Cette interconnexion normative appelle à une approche intégrée de la conformité, tant pour les PSP que pour leurs autorités de régulation.

5) Conclusion

L’introduction de l’euro numérique s’inscrit ainsi dans un mouvement plus large de refondation du cadre juridique européen des paiements. Elle ne se limite pas à l’émission d’un nouvel instrument monétaire : elle implique une reconfiguration profonde des relations entre les usagers, les prestataires et l’Eurosystème. En actant l’intégration juridique de l’euro numérique dans la définition de « fonds », le paquet réglementaire DSP3/RSP1 fournit aux PSP un fondement clair, harmonisé et directement applicable pour traiter les transactions en euro numérique dans le cadre des services de paiement existants. La règlementation européenne envoie un signal clair mondial alors que les projets de monnaie digitale se multiplient à l’échelle planétaire.

Sa mise en œuvre exigera néanmoins des PSP une mise en conformité transversale, couvrant les obligations sectorielles (DSP2, RGPD, LCB-FT) ainsi que les exigences spécifiques à l’euro numérique. Il conviendra d’anticiper cette transition pour sécuriser leur rôle et capter les opportunités dans l’écosystème des paiements qui se dessine.

[1] Proposition de règlement du parlement Européen et du conseil établissant l’euro numérique, COM(2023) 369 final (Proposition de Règlement).

[2] JRC Policy Brief, 28 juin 2023.

[3] Article 2(23).

[4]Article 2(30).

[5] La fourniture de ces services sera ouverte, sous condition, à différentes catégories d’utilisateurs, et notamment aux : (i) résidents de la zone euro ; (ii) anciens résidents ayant ouvert un compte en euro numérique avant de quitter la zone ; (iii) visiteurs temporaires ; (iv) résidents d’États membres hors zone euro ; et (v) résidents de pays tiers, y compris ceux ayant conclu un accord monétaire avec l’UE.

[6] Les services de base incluent notamment : l’ouverture, la gestion et la clôture d’un compte en euro numérique ; les opérations de consultation, chargement/déchargement manuel ou en espèces ; l’initiation et la réception de paiements courants (P2P, point de vente, P2G/G2P) ; le déchargement automatique en cas de dépassement du plafond ; l’exécution de paiements en cas de solde insuffisant ; ainsi que la fourniture d’un instrument de paiement électronique adapté (Proposition de Règlement, article 14(3).

[7] Proposition de Règlement, article 14.

[8] Proposition de Règlement, article 14(3).

[9] Proposition de Règlement, article 14(4).

[10] Petracco Giudici, M., Di Girolamo, F., Central bank digital currency and European banks’ balance sheets, EUR 31387 EN, Publications Office of the European Union, Luxembourg, 2023, doi:10.2760/1356.

[11] Article 26 de la Proposition de Règlement.

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