Le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2025-1157 QPC du 12 septembre 2025, a jugé conforme à la Constitution la taxe sur les services numériques (souvent appelée « taxe GAFA »). Cette validation ne concerne pas seulement une mesure fiscale polémique : elle affecte le cadre réglementaire des géants du numérique dans la durée, redessine les marges de manœuvre des États et peut modifier les équilibres avec les partenaires commerciaux des industries technologiques du secteur numérique. Chronique juridique de Stéphanie Hamis, associée, Alice Bouchaudy, manager, et Hugo Cernettig, collaborateur, du cabinet Arsene.
La décision du Conseil constitutionnel du 12 septembre 2025 constitue un jalon marquant dans l’architecture fiscale française et européenne du numérique. Elle légitime une imposition ciblée des services numériques et confirme la capacité des États à imposer de nouvelles contributions aux géants mondiaux du numérique. Pour les investisseurs, elle ne relève pas d’un simple fait de politique fiscale : c’est une « règle du jeu » nouvelle, une incertitude pour ceux qui misent sur des valorisations futures importantes, et une incitation potentielle à réévaluer structurellement les risques liés à la fiscalité des entreprises technologiques du secteur du numérique.
Pour rappel, la taxe sur les services numériques (« TSN »), souvent désignée comme « taxe GAFA », a été instituée par la loi n° 2019-759 du 24 juillet 2019. Elle vise à imposer à un taux de 3 % les sommes encaissées à l’occasion de certains services numériques fournis sur le territoire français.
Les services concernés se répartissent en trois volets principaux :
- la fourniture de prestations de ciblage publicitaire en fonction des données des internautes, qu’il s’agisse ou non de données personnelles. Ces services incluent notamment les services ciblant les messages publicitaires en fonction des requêtes au sein des moteurs de recherche ;
- la mise à disposition d’un service de mise en relation entre internautes, que ce service permette ou non à ces internautes de réaliser des transactions directement entre eux ;
- la vente de données collectées en ligne à des fins de ciblage publicitaire.
Par ailleurs, la loi prévoit des exclusions (ex. services de communication, services de paiement, plateformes de négociation financières). Pour qu’une entreprise soit redevable, deux seuils cumulatifs doivent être atteints : 750 millions d’euros de revenus dans le monde pour les services concernés, et 25 millions d’euros de revenus liés à des services imposables en France.
La question prioritaire de constitutionalité (QPC) a été soulevée par la société Digital Classifieds France, filiale d’Axel Springer (éditeur de SeLoger, etc.). Les requérants ont avancé plusieurs griefs, en particulier :
- une violation des principes d’égalité devant la loi et devant les charges publiques (articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) ;
- l’arbitraire du champ de la taxe, de ses critères et de ses seuils ;
- des effets de seuil excessifs ;
- la territorialité de la taxe, et la difficulté de rattacher les “revenus numériques” à la France de façon objective ;
- le caractère confiscatoire du dispositif.
Le Conseil constitutionnel a écarté l’ensemble des arguments présentés et déclaré conforme à la Constitution les dispositions contestées (articles 299, 299 bis, 299 quater du CGI, ainsi que des dispositions de la loi de 2019).
Les points importants de sa motivation peuvent être synthétisés comme suit :
- Le législateur était libre d’identifier des services numériques « dont la création de valeur repose de façon déterminante sur l’activité des utilisateurs » et de les taxer, tout en excluant d’autres services (contenus, paiement, etc.), au motif qu’ils ne se rattachent pas structurellement à l’usage des plateformes.
- Les seuils retenus sont jugés « objectifs et rationnels » au regard de l’objectif de rendement budgétaire.
- Le caractère non confiscatoire de la taxe a été retenu : l’impôt est basé sur le chiffre d’affaires et non sur les bénéfices ; il ne se substitue pas à l’impôt sur les sociétés mais s’y ajoute, sans que cela ne constitue une charge excessive au regard des facultés contributives.
- Enfin, le Conseil juge que les effets de seuil ne sont pas « manifestement excessifs », compte tenu du niveau élevé des seuils et du taux modéré (3 %).
La décision du Conseil constitutionnel ne provoquera pas, en soi, de choc majeur à court terme dans les valorisations. Mais elle inscrit la taxe dans la durée - ce qui modifie le profil de risque attaché aux entreprises du secteur numérique.
En effet, pour les grandes plateformes chinoises ou américaines actives en France, l’effet additionnel d’un impôt de 3 % sur les services numériques ne remet pas en cause leur viabilité, mais pèse sur les marges nettes. Dans la compétition mondiale, cela peut affaiblir leur avantage relatif face à des concurrents locaux dans d’autres pays ou marchés moins taxés. Si d’autres pays voisins (Espagne, Royaume-Uni) ont adopté des taxes similaires, la pression des Etats-Unis (particulièrement sous la présidence de Donald Trump) pourrait en pousser certains à se rétracter.
Les marchés pourraient anticiper une pression accrue sur les marges, poussant les entreprises à augmenter les prix des services publicitaires (répercuter la taxe sur les annonceurs) ou à intensifier la monétisation des données des utilisateurs (pour absorber le coût).
De plus, la décision du Conseil constitutionnel, du fait de la pérennisation de la taxe, pourrait se traduire par un transfert des coûts vers les partenaires commerciaux locaux des géants du numérique, tels que les entreprises vendant leurs produits sur des marketplaces, les développeurs d’applications ou les fournisseurs de contenus qui versent des commissions importantes pour accéder à leurs services, ainsi que les sociétés qui achètent de la publicité en ligne.
En validant la taxe GAFA, le Conseil constitutionnel réaffirme la légitimité de la France à adapter son cadre fiscal aux mutations de l’économie numérique, tout en maintenant un équilibre entre innovation et équité fiscale. Si elle peut renforcer la visibilité et la stabilité du cadre fiscal français, elle appelle aussi à une vigilance accrue sur la compétitivité et l’attractivité de l’écosystème numérique.