De l’importance du vocabulaire en matière quasi-pénale

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En 2021, la Commission des sanctions de l'AMF (Autorité des marchés financiers) avait infligé à une société allemande et à son dirigeant, une amende de 1,2 million d’euros (chacun) pour avoir manipulé le cours d’un produit dérivé (FOAT) coté sur le marché allemand (Eurex) ayant pour sous-jacent les OAT. Par un arrêt du 12 mars 2025, la Cour de cassation s'est prononcée sur la compétence (théorique) de l'autorité française pour sanctionner des manipulations de cours réalisées à l’étranger lorsqu’elles concernent, directement ou indirectement, des titres cotés en France. Chronique juridique de Frank Martin Laprade, avocat à la Cour et associé du cabinet Jeantet, professeur attaché à l'Université Paris Saclay.

Par arrêt en date du 12 mars 2025, la Cour de cassation a définitivement écarté les moyens soulevés par la défense de la société GDT et son dirigeant[1] qui soutenaient – au vu de la rédaction des articles 611-1 du règlement général de l’Autorité des marchés financiers (RGAMF) et L 621-15 du code monétaire et financier - que l’AMF ne pouvait pas les sanctionner pour des opérations « portant sur » des instruments financiers cotés en Allemagne et qui n’ont pas été réalisées en France[2].

Pour rejeter le pourvoi, la chambre commerciale a jugé qu’ « il résulte de la combinaison de ces textes que l'article 631-1 du règlement général de l'AMF, alors applicable, s'applique aux opérations réalisées sur le territoire français ou à l'étranger et portant, soit directement, soit indirectement, par des interventions sur des instruments financiers qui leur sont liés, sur des instruments financiers admis aux négociations sur un marché réglementé français ou sur un système multilatéral de négociation français »[3].

Ce faisant, la cour de cassation a toutefois mélangé deux choses : (i) D’une part, le fait que des opérations constitutives d’une manipulation de cours[4] peuvent « porter sur » des instruments financiers cotés en France ou dans un autre Etat membre de l’UE[5] et (ii) d’autre part, le fait que de tels actes manipulatoires peuvent « concerner » NON SEULEMENT lesdits instruments financiers cotés, dont le cours aurait été (directement) manipulé, MAIS AUSSI d’autres instruments financiers cotés, dont le cours pourrait avoir été (indirectement) manipulé, parce qu’ils sont « liés » aux instruments financiers sur lesquels portent les opérations litigieuses [6].

Or, le choix des mots a son importance, et l’on retrouve désormais cette distinction sémantique au considérant n°43 du règlement européen sur les abus de marché (MAR) : « les manipulations de marché ou les tentatives de manipulation de marché concernant un instrument financier peuvent passer par l’utilisation d’instruments financiers liés, tels que des instruments dérivés négociés sur une autre plate-forme de négociation [i.e. cotés] ou un OTC [i.e. non cotés] ».

De son côté, le considérant n°10 précise qu’ « Il peut arriver que certains instruments financiers, qui ne sont pas négociés sur une plate-forme de négociation [i.e. non cotés], soient utilisés pour commettre des abus de marché. […] Lorsqu’un instrument financier est utilisé comme cours de référence, il est possible de recourir à un instrument dérivé négocié de gré à gré [i.e. non coté] pour profiter de prix manipulés, ou de l’utiliser pour manipuler le cours d’un instrument financier négocié sur une plate-forme de négociation [i.e. coté] »

Anticipant sur le considérant n°10 du règlement MAR, la loi n°2010-1249 du 22 octobre 2010 avait d’ailleurs ajouté à l’article L 621-15 du code monétaire et financier une référence (explicite) à ce type d’instruments financiers « liés », à savoir ceux qui ne sont pas cotés : si les nouvelles dispositions ne contenaient aucune restriction quant à leur absence de cotation, il ressort toutefois des travaux parlementaires que cet ajout n’avait d’intérêt que pour viser les instruments financiers dérivés non cotés, dans la mesure où jusqu’alors « seuls les manquements relatifs à des produits dérivés cotés sont inclus dans le champ des sanctions de l’AMF » [7]

En effet, s’agissant des instruments sous-jacents (cotés) qui seraient (indirectement) « concernés » par les opérations « portant sur » leurs instruments dérivés (cotés), l’article 631-2 du RGAMF invitait déjà l’AMF à prendre en compte - pour apprécier d’éventuelles pratiques manipulatoires - « L'importance de la variation du cours de cet instrument financier ou de l'instrument sous-jacent ou dérivé correspondant admis à la négociation sur un marché réglementé ou sur un système multilatéral de négociation défini à l'article L. 424-1 du code monétaire et financier, [] résultant des ordres émis ou des opérations effectuées [] sur un instrument financier »

Ainsi donc, au cas d’espèce, il était théoriquement possible - en droit et indépendamment de la précision apportée en 2010 qui ne concerne que les instruments financiers « liés » qui ne sont pas cotés - que des manipulations de cours « concernant » (indirectement) les OAT françaises puissent passer par l’utilisation des FOAT allemands faisant l’objet des opérations litigieuses, dans la mesure où ces deux instruments financiers sont « liés » entre eux, les OAT étant les sous-jacents (cotés) des FOAT et ceux-ci étant des dérivés (cotés) des OAT.

Dans ces conditions, si – comme semblent le penser tous les commentateurs - la cour de cassation avait pour but de confirmer « la compétence internationale de l'AMF relative à une manipulation du marché français ayant eu lieu en raison d'un instrument coté à l'étranger, mais lié à un instrument coté en France »[8], « dans l'hypothèse de manipulations de cours ayant eu lieu en partie sur un marché financier national et sur celui d'un autre État membre en raison de la corrélation évidente entre les produits dérivés échangés » [9], alors sa décision doit effectivement être saluée par la doctrine, mais il convient de préciser qu’elle n’a rien de révolutionnaire.

En effet, si l’on s’en tient aux principes, face à la « Récurrence des abus de marché transfrontaliers »[10] et s’il avait été démontré en pratique que « Paris [avait été] attaqué depuis Francfort » [11], alors il ne fait pas de doute que l’AMF aurait bien été compétente pour sanctionner de telles manipulations (indirectes) du cours des OAT, mais elle n’aurait toutefois pu le faire qu’à la condition - sine qua non - de notifier un tel grief à GDT : or, cela n’a jamais été fait – contrairement à l’affaire Morgan Stanley[12] - et cela interroge par conséquent sur le bien-fondé de la créance (2,4 ME) du Trésor Public…

En revanche, le principe général dégagé par la cour de cassation ne saurait remettre en cause le fait – objectif et matériel –qu’au cas d’espèce les opérations litigieuses ont « porté sur » les FOAT et non sur les OAT, si bien que l’AMF n’aurait été compétente pour poursuivre et sanctionner des manipulations de cours « concernant » (directement) les FOAT que dans l’hypothèse où tout ou partie des actes manipulatoires avaient été réalisés en France et constituaient (donc) des manquements au sens du droit français : ce qui n’était pas le cas pour des opérations 100% allemandes…

[1] Conseillés par le cabinet Jeantet

[2] Manipulation de cours : Global Derivative fait appel de la sanction de l’AMF – www.finascope.fr - 31 août 2021

[3] https://www.courdecassation.fr/decision/67d12faaa74c455c1adcabb9

[4] Article 631-1 du RGAMF : « Toute personne doit s'abstenir de procéder ou de tenter de procéder à des manipulations de cours. / Constitue une manipulation de cours : / 1° Le fait d'effectuer des opérations ou d'émettre des ordres / a) Qui donnent ou sont susceptibles de donner des indications fausses ou trompeuses sur l'offre, la demande ou le cours d'instruments financiers []»

[5] Article 611-1 du RGAMF : « [] Sauf dispositions particulières, le présent livre s'applique à : / 1° Toute personne physique ou morale ou toute entité ; / 2° Aux instruments financiers mentionnés à l'article L. 211-1 du code monétaire et financier : / a) Admis aux négociations sur un marché réglementé au sens de l'article L. 421-1 dudit code [] ; ou / b) Admis aux négociations ou négociés sur un système multilatéral de négociation défini à l'article L.424-1 dudit code [] ; ou / c) Admis aux négociations sur un marché réglementé d'un autre État membre de l’Union européenne ou partie à l'accord sur l'Espace économique européen [] dans les cas mentionnés au d) du II de l'article L. 621-15 du code monétaire et financier ; / 3° Aux opérations portant sur ces instruments []»

[6] Article L 621-15 du code monétaire et financier : « II.- La commission des sanctions peut, après une procédure contradictoire, prononcer une sanction à l'encontre des personnes suivantes : []  / c) Toute personne qui, sur le territoire français ou à l'étranger, s'est livrée ou a tenté de se livrer [] à une manipulation de cours []  dès lors que ces actes concernent : / un instrument financier []  admis aux négociations sur un marché réglementé ou sur un système multilatéral de négociation []  / un instrument financier lié à un ou plusieurs instruments mentionnés à l'alinéa précédent []  / d) Toute personne qui, sur le territoire français, s'est livrée ou a tenté de se livrer [] à une manipulation de cours [] dès lors que ces actes concernent : / un instrument financier [] admis aux négociations sur un marché réglementé d'un autre Etat membre de l'Union européenne ou partie à l'accord sur l'Espace économique européen ou pour lequel une demande d'admission aux négociations sur un tel marché a été présentée ; / un instrument financier lié à un ou plusieurs instruments mentionnés à l'alinéa précédent »

[7] Rapp. n° 703 de M. Ph. Marini, fait au nom de la Commission des finances du Sénat, 14 sept. 2010, page 213

[8] Louis d'Avout, Professeur à l'Université Paris II Panthéon-Assas, Sylvain Bollée, Professeur à l'École de droit de la Sorbonne, Étienne Farnoux, Professeur à l'Université de Strasbourg, Augustin Gridel, Maître de conférences à l'Université de Lorraine, Panorama de Droit du commerce international (juillet 2024 - juillet 2025), Recueil Dalloz 2025 p.1698

[9] Antoine Brulé, Professeur associé (Faculté libre de droit et d'économie de Paris) : « La compétence extraterritoriale de l'AMF à l'égard de manipulations de cours portant sur des instruments liés : le rejet du droit européen », Revue Lamy droit des affaires, n°217, 1er septembre 2025

[10] Nicolas Ida, Professeur à l'Université de Haute-Alsace : « Confirmation de la compétence extraterritoriale de l'AMF en matière d'abus de marché », Revue des sociétés 2025, p.482

[11] Jacques-Henri Robert, Professeur émérite de l’Université Paris II Panthéon-Assas: « Paris attaqué depuis Francfort », Droit pénal n° 5, Mai 2025, comm. 98

[12] Commission des sanctions de l’AMF, 4 déc. 2019, Morgan Stanley , SAN-2019-16, RTD com. 2019. 950, note T. de Ravel d'Esclapon ; BJB 2020. 11, note D. Schmidt.

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