Chronique juridique de Frank Martin Laprade, avocat à la Cour, partner du cabinet Jeantet, enseignant chercheur associé à l'Université Paris Sud (XI).
L’AMF (Autorité des Marchés Financiers) persiste à prétendre engager les responsabilités conjointes d’une personne morale et de son dirigeant (personne physique) à raison des mêmes faits, qu’il s’agisse de déclarations tardives ou d’opérations d’initiés, sans toutefois en tirer les conséquences au niveau du montant des sanctions, ce qui est certes heureux mais manque toutefois un peu de logique !
Dans l’affaire Biosynex[1], il était ainsi reproché à M. Abensur d’avoir déclaré tardivement 19 transactions réalisées pour son propre compte et 14 pour le compte de sa société ALA Financière, entre le 7 avril 2020 et le 19 mai 2021, mais l’AMF reprochait aussi à ALA Financière d’avoir déclaré tardivement 14 transactions qu’elle a réalisées pour son propre compte entre le 14 avril 2020 et le 19 mai 2021[2].
C’est pourquoi, M. Abensur avait fort justement soutenu que « les déclarations tardives de certaines des transactions de sa holding ALA Financière ne peuvent servir de fondement à une éventuelle sanction prononcée à son encontre, dans la mesure où ces déclarations tardives sont également reprochées à ALA Financière. Selon lui, le prononcé d’une sanction à son égard et à l’égard d’ALA Financière constituerait une violation des principes de personnalité, de proportionnalité et de nécessité des peines, issus de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. »[3]
Il faut dire que le raisonnement suivi par l’AMF est un peu surprenant, dans la mesure où elle prétend faire application des dispositions de l’article 221-1 de son règlement général, selon lesquelles les dispositions du titre Il du livre Il du RGAMF sont également applicables au dirigeant de la personne morale concernés, en affirmant qu’il en va de même pour les dispositions de l’article L. 621-18-2 du code monétaire et financier « par renvoi de l’article 223-22 A du règlement général de l’AMF »[4].
La Commission des Sanctions (CDS) en déduit que « les obligations déclaratives prévues aux articles 19 du règlement MAR et L. 621-18-2 du code monétaire et financier sont applicables à M. Abensur en sa qualité de gérant d’ALA Financière » alors qu’il paraît contestable que le RGAMF puisse ainsi élargir le périmètre des obligations déclaratives fixées par le règlement MAR, dont les dispositions sont d’interprétation stricte et bénéficient en outre d’une position supérieure à la loi française au sein de la hiérarchie des normes.
Au final, il semblerait toutefois que l’argumentation de M Abensur ait été entendue par la CDS, puisque celle-ci ne l’a visiblement condamné que pour avoir sur « la période allant du 7 avril 2020 au 19 mai 2021, […] réalisé dix-neuf transactions portant sur le titre Biosynex, […] dont neuf ont été déclarées avec retard »[5], tandis que la société ALA Financière est la seule à avoir été condamnée pour avoir sur « la période allant du 14 avril 2020 au 19 mai 2021, réalisé des transactions portant sur le titre Biosynex […] dont sept ont été déclarées avec retard » [6],
En effet, s’agissant de M Abensur, il est précisé dans les développements consacrés au calcul des sanctions que « Concernant les manquements aux obligations déclaratives, […] Ils ont concerné neuf déclarations réalisées avec un retard moyen de huit jours calendaires. »[7], sans aucune mention du fait que s’agissant de la société ALA Financière « Concernant les manquements aux obligations déclaratives, […] Ils ont concerné sept déclarations réalisées avec un retard moyen de 5 jours calendaires. » [8]
Dans ces conditions, il est permis de se demander pourquoi M Abensur n’a pas soulevé le même argument pour le grief relatif au manquement d’initié que les notifications de griefs lui reprochent d’avoir commis en utilisant indument une information privilégiée par des cessions de titres Biosynex, à la fois pour son compte propre mais aussi pour celui de la société ALA Financière, tandis que cette dernière était - quant à elle - accusée d’avoir elle-aussi utilisé cette même information privilégiée en cédant des titres Biosynex pour son compte propre [9] ?
Il est vrai que la CDS s’est déjà montrée relativement hermétique sur ce point[10]. En effet, c’est en suivant une rédaction désormais classique[11], que la CDS n’a pas hésité à exposer simultanément :
- « M. Abensur a cédé, au cours des séances de bourse des 7, 8, 9 et 14 avril 2020, 50 597 titres Biosynex pour son propre compte et, au cours des séances de bourse des 14 et 15 avril 2020, 52 102 titres pour le compte de la société ALA Financière, […] Il s’ensuit que M. Abensur a utilisé l’information privilégiée à l’occasion de l’ensemble des transactions réalisées pour son compte propre et pour le compte de la société ALA Financière, en méconnaissance des dispositions des articles 8 et 14 du règlement MAR ».[12]
- « Les manquements commis par M. Abensur les 14 et 15 avril 2020 pour le compte de la société ALA Financière sont imputables à cette dernière. Dès lors qu’il est établi qu’au moment de ces transactions réalisées pour son compte, la société ALA Financière détenait l’information privilégiée en cause, en qualité d’initié primaire, elle est donc également présumée avoir, par l’intermédiaire de M. Abensur, utilisé indûment l’information privilégiée à l’occasion des opérations de cession. […] Il s’ensuit qu’ALA Financière a utilisé l’information privilégiée en cause, en méconnaissance des dispositions des articles 8 et 14 du règlement MAR ».[13]
Ce manque d’ouverture explique peut-être la raison pour laquelle M Abensur ne s’est pas aventuré sur ce terrain, préférant soutenir, à titre subsidiaire, que « en cas de sanction, il convient de ne pas prendre en compte le montant d’économies de perte à la fois à son encontre et à celle de ALA Financière, sous peine de violer les principes de personnalité, de proportionnalité et de nécessité des peines, issus de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. »[14]
Il a probablement bien fait, puisque (là-encore) la CDS semble l’avoir entendu, mais cela ne fait que souligner l’incohérence consistant à maintenir le cumul (théorique) de responsabilité entre la personne morale et son dirigeant (personne physique) alors qu’il ne se traduit (heureusement) pas dans le quantum des sanctions :
- M Abensur a été condamné à hauteur de 160KE, montant qui représente environ 1,74 x l’économie de perte qu’il a réalisée dans le cadre de ses opérations pour compte propre (92 306 euros en prenant en compte le cours de clôture de la séance de bourse du 20 avril 2020, c’est à dire celle suivant la publication de l’information privilégiée utilisée)[15].
- La société ALA Financière a été condamnée à hauteur de 300KE, montant qui représente environ 1,85 x l’économie de perte qu’elle a réalisée grâce aux transactions effectuées par M. Abensur pour son compte (161 675 euros en prenant en compte le cours de clôture de la séance de bourse du 20 avril 2020)[16]
La société ALA Financière appartenant à 100% à M Abensur, leurs situations patrimoniales sont donc identiques, si bien qu’on s’explique mal la sévérité particulière dont la CDS a fait preuve à l’égard de la personne morale, en utilisant un multiple d’économie de perte plus élevé que pour la personne physique, alors que M Abensur s’est vu reprocher deux déclarations tardives de plus qu’elle (9 vs 7) et qu’il a par ailleurs été reconnu coupable d’un manquement supplémentaire (en sa qualité de représentant légal de Biosynex) ?
[1] CDS AMF du 25 juillet 2024 (SAN-2024-08)
[2] §138
[3] §139
[4] §151
[5] §152
[6] §152
[7] §186
[8] §195
[9] §97
[10] F. Martin Laprade, (Affaire Terreis) Deux auteurs pour une seule et même opération d'initié : une sanction qui se heurte au bon sens, note sous Décision (SAN-2023-02) de la Commission des sanctions de l’AMF en date du 30 janvier 2023, Avis d’expert - Finascope.fr - 27 juin 2023
[11] Mais on peut néanmoins espérer qu’elle sera un jour invalidée par le juge...
[12] §129
[13] §130
[14] §101
[15] §184
[16] §194