Un changement majeur s’est récemment produit concernant l’obligation faite aux émetteurs cotés en Europe de publier les informations privilégiées qui ne porteraient que sur les étapes intermédiaires d’un processus en plusieurs étapes : malgré une date d’entrée en vigueur repoussée au 5 juin 2026, ces nouvelles dispositions (favorables) sont susceptibles de s’appliquer immédiatement, et ce, de façon rétroactive. Chronique juridique de Frank Martin Laprade, avocat à la Cour, Partner du cabinet Jeantet, professeur attaché à l'université Paris Saclay.
Le Règlement (UE) n°596/2014 du 16 avril 2014 sur les abus de marché (MAR) énonce qu’« une étape intermédiaire d’un processus en plusieurs étapes est réputée constituer une information privilégiée si, en soi, cette étape satisfait aux critères relatifs à l’information privilégiée visés au présent article. » [1], c’est-à-dire « réputée à caractère précis » et dont la publication est susceptible d’influencer de façon sensible le cours des actions concernées[2].
A titre d’exemple, c’est notamment le cas de l’information relative à chacune des interactions (audition, avis préliminaire, etc.) avec une autorité (l’Agence européenne des médicaments ou la Food & Drug Administration) au cours de l’instruction du dossier relatif à l’autorisation de mise sur le marché (AMM) d’un candidat médicament et la « jurisprudence » de la Commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers (AMF) en donne d’ailleurs de nombreuses illustrations[3] .
Toutefois, l’un des principaux écueils consiste à vouloir qualifier le sens de cette influence potentielle sur le cours de bourse – l’AMF pouvant ainsi estimer que celle-ci est « en l’occurrence négative » [4] – alors qu’une telle appréciation (a posteriori) anticipe le résultat des étapes suivantes et prend donc en compte l’ajout (ultérieur) d’un élément d’information (complémentaire) dont l’émetteur ne disposait pas encore.
Cela signifie non seulement qu’à défaut de bénéficier d’une « boule de cristal » ce type d’appréciation (subjective) était sans doute prématurée, mais surtout qu’elle aurait aussi bien pu être « fausse » si le processus avait finalement débouché sur un succès, et ce, malgré une étape intermédiaire en demi-teinte voire décevante.
Or, une telle incertitude est de nature à poser des difficultés au regard du respect de l’obligation posée par l’article 17.1 du Règlement MAR disposant que « Tout émetteur rend publiques, dès que possible, les informations privilégiées qui concernent directement ledit émetteur ». En effet, l’article 223-1 du règlement général de l’AMF (RGAMF) dispose que « L'information donnée au public par l'émetteur doit être exacte, précise et sincère ».
Caractère précis
En outre, la Position-Recommandation DOC-2016-08 de l’AMF indique - à propos du caractère « précis » de l’information publiée - qu’ « il diffère de celui de l’exactitude en ce qu’une information en elle-même exacte pourrait, en effet, être imprécise si l’émetteur a par ailleurs omis de communiquer une autre information ou un élément d’information qui aurait été susceptible de modifier l’appréciation de sa situation par le marché ».
En conséquence, lorsqu’il s’agit non pas d’apprécier la date à laquelle les personnes détenant une information privilégiée sont tenues par une obligation d’abstention, conformément aux articles 8 et 14 MAR, mais de déterminer la date à partir de laquelle sa publication est (juridiquement) « possible » pour l’émetteur qui souhaiterait se conformer à la Position-Recommandation DOC-2016-08 de l’AMF, il convient de vérifier que cette information – indépendamment de son caractère « privilégié » – remplit les conditions fixées par l’article 223-1 du RGAMF.
Dans ces conditions, la publication d’une information relative à l’une des étapes (intermédiaires) d’un processus qui en comprend plusieurs pourrait avoir pour conséquence d’induire le public en erreur, puisque celui-ci ne sera pas en mesure d’apprécier toute l’ampleur de la situation de l’émetteur et pourrait (donc) se livrer à de regrettables extrapolations.
Pas publiable dans l'immédiat
Il en résulte qu’une telle information (certes) « privilégiée » n’est pas « publiable » dans l’immédiat, puisqu’il lui manque encore « un élément d’information qui aurait été susceptible de modifier l’appréciation de sa situation par le marché », si bien que l’émetteur (coté) pourrait même se rendre coupable d’un abus de marché, s’il donnait au marché une information « ambiguë », alors qu’il sait pertinemment qu’elle est (par définition) encore « incomplète » et qu’elle est (donc) potentiellement « trompeuse » pour les investisseurs qui se méprendraient sur sa véritable portée.
C’est pourquoi, il semblait préférable qu’un tel émetteur (coté) prenne la décision de différer la publication de cette information «privilégiée » - conformément à l’article 17 du Règlement MAR qui pose trois conditions cumulatives (risque d’une atteinte aux intérêts légitimes de l’émetteur, absence de risque d’induire le public en erreur et capacité de l’émetteur à assurer la confidentialité de l’information) - afin d’en compléter et préciser le contenu, de façon à ne pas induire le public en erreur, ce qui constitue à l’évidence un intérêt légitime.
En s’abstenant de publier tout de suite l’information relative à une (simple) étape intermédiaire – en dépit du fait qu’elle est « privilégiée » - l’émetteur ne ferait au demeurant que se conformer (scrupuleusement) à la Position-Recommandation DOC-2016-08 de l’AMF explicitant les dispositions (incitatives) de l’article 223-1 du RGAMF, selon lesquelles « L’information donnée au public doit être exacte, précise et sincère, conformément à l’article 223-1 du règlement général de l’AMF, c’est-à-dire être exempte d’erreurs. »
En effet, à partir du moment où l’AMF justifie le maintien de ce texte (au sein de son règlement général) par son rôle « pédagogique »[5] à l’égard des émetteurs cotés, force est d’en déduire qu’il leur est, par conséquent, recommandé de s’abstenir de publier une information « imprécise », sachant que son caractère « privilégié » ne l’empêche pas d’être (potentiellement) « erronée ».
La question ne se pose plus
Compte tenu des contentieux opposant l’AMF et les émetteurs, il est heureux de constater que la question ne se pose plus désormais, dans la mesure où les dispositions du premier alinéa du paragraphe 1 de l’article 17 MAR ont été modifiées par le Règlement (UE) 2024/2809 du 23 octobre 2024 :
« Tout émetteur rend publiques, dès que possible, les informations privilégiées qui concernent directement ledit émetteur. Cette exigence ne s’applique pas aux informations privilégiées relatives aux étapes intermédiaires d’un processus en plusieurs étapes […]. Dans le cadre d’un processus en plusieurs étapes, seuls les circonstances finales ou l’événement final doivent être divulgués, dès que possible après qu’ils se sont produits. »
Ces dispositions étant (objectivement) « moins sévères » que les anciennes, cette nouvelle version du Règlement MAR aura vocation à s’appliquer de manière rétroactive (in mitius), et ce, sans attendre la date de leur entrée en vigueur (le 5 juin 2026), dans la mesure où le Conseil constitutionnel a jugé que la possibilité de fixer les règles d'entrée en vigueur – décalées dans le futur – ne faisait pas obstacle à « l'application immédiate de mesures répressives plus douces » [6].
[1] Article 7.3 du Règlement MAR
[2] Article 7.2 du Règlement MAR
[3] F. MARTIN LAPRADE, Il est dangereux de ne pas se conformer à la doctrine de l’AMF ; Note sous la décision de la Commission des Sanctions de l’AMF en date du 15 juin 2015, Bull. Joly Bourse - Novembre 2015, p.499
[4] Décision SAN 2025-01 de la Commission des sanctions de l’AMF en date du 20 janvier 2025 (dossier traité par le Cabinet JEANTET)
[5] F. MARTIN LAPRADE, Quand une ancienne obligation règlementaire se transforme en simple recommandation pédagogique, Avis d’expert - Finascope.fr - 19 juillet 2022
[6] Décision n° 92-305 DC du 21 février 1992,