Quelles leçons tirer de l’affaire Bloomberg ?

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Dans l'affaire du faux communiqué Vinci, la Cour de cassation vient de mettre un point final aux interrogations qui agitent la communauté des journalistes financiers depuis presque 10 ans, mais les enseignements qu’on peut tirer de la décision de la chambre commerciale en date du 14 février 2024 n’intéressent pas seulement le milieu de la presse spécialisée. Chronique juridique de Frank Martin Laprade, avocat-partner du cabinet Jeantet, chercheur associé à l'Université Paris-Saclay.

En matière de diffusion d’informations fausses ou trompeuses, manquement défini par le règlement européen sur les abus de marché (MAR) comme le fait de diffuser des informations susceptibles de fixer le cours de bourse à un niveau anormal ou artificiel, alors que l’auteur de cette diffusion savait ou aurait dû savoir que ces informations étaient fausses ou trompeuses, les journalistes bénéficient d’un régime de protection qui leur est spécifique.

La (relative) impunité offerte par ce régime ne cède qu’en cas de comportement relevant de la matière pénale, en présence (i) d’un élément intentionnel et (ii) d’une volonté d’en tirer avantage, conformément à la définition du délit de diffusion de fausse information donnée par la directive européenne sur les abus de marché (MAD) que le législateur français n’a malheureusement pas reprise telle quelle (article L 465-3-2 du code monétaire et financier qui n’exige pas non plus que le contrevenant sache ou aie dû savoir que l’information était fausse ou trompeuse).

Bonne foi du journaliste

En outre, elle suppose que le journaliste concerné se soit montré digne de sa profession[1], surtout lorsqu’il travaille pour une agence aussi prestigieuse que Bloomberg. En effet, même en l’absence de toute intention malveillante ou d’appât du gain, la bonne foi d’un journaliste repose sur le respect scrupuleux de sa déontologie et sur sa vigilance constante à ne pas participer à la diffusion d’informations inexactes, en particulier lorsque leur contenu est diffamatoire, parce qu’il porte atteinte à la réputation (« fama ») d’autrui.

Si la liberté de la presse, garantie par la CEDH et la Charte de l’Union européenne, leur permet de jouir de tels droits, c’est aussi parce qu’en contrepartie, les journalistes sont soumis à des devoirs et des responsabilités bien plus exigeants que le commun des mortels[2]. D’un certain point de vue, ils se retrouvent donc en définitive dans une situation assez proche de celle des sociétés cotées, mais pour des raisons rigoureusement inverses.

Certes, les journalistes n’ont pas l’obligation (légale) de communiquer rapidement des informations (privilégiées) au marché, contrairement aux sociétés cotées (article 17 de MAR), mais lorsqu’ils le font (et c’est leur métier), ils doivent eux-aussi en vérifier au préalable la qualité (l’exactitude et/ou a minima la crédibilité) et ce en application de leurs propres règles professionnelles[3] et non pas seulement d’une simple recommandation « pédagogique » de la part du régulateur (article 223-1 du RGAMF)[4].

Responsabilité à l'abri

Au final, il n’y a que l’AMF elle-même dont la responsabilité semble à l’abri : ainsi, quand ses services ont imprudemment contribué à la diffusion d’une information fausse et trompeuse, en publiant un avis qui reprenait les termes d’une déclaration de franchissement de seuil[5] qui s’est par la suite avérée mensongère, c’est uniquement l’auteur du « canular » qui a été poursuivi, avant de se voir proposer un accord de composition administrative l’obligeant à verser 800 euros au Trésor Public[6].

Est-ce à dire que les choses auraient pu être différentes pour Bloomberg (lequel s’est contenté d’être – bien malgré lui - une caisse de résonance, instrumentalisée par des gens qui en ont probablement tiré de « gros » profits) si les auteurs du communiqué de presse frauduleux avaient ultérieurement été identifiés et punis ?

Par ailleurs, n’est-il pas contradictoire de prononcer une sanction aussi sévère à l’encontre des journalistes financiers (condamnation initiale à 5 millions d’euros[7], ramenée à 3 millions d’euros par la Cour d’appel de Paris[8]), au nom de l’impératif du bon fonctionnement du marché boursier, tout en rabaissant leur rôle « dans une société démocratique » par rapport à ceux de leurs confrères[9] dont la (noble) mission consiste à publier des « informations journalistiques relatives à des sujets présentant un intérêt général ou historique ou revêtant un grand intérêt médiatique » [10] ?

Toujours est-il que cette agence (paradoxalement desservie par la rapidité de ses rectificatifs, quelques minutes après l’envoi des dépêches, car cela souligne l’absence de vérification en amont) peut sembler avoir tenu le rôle de « bouc émissaire »  quand on voit que d’autres agences de presse internationales, telles que Dow Jones ou encore Deutsche Presse Agentur, n’ont pas du tout été inquiétées par l’AMF, alors qu’elles avaient elles-aussi été bernées par les mêmes apparences trompeuses.

[1] F. Martin Laprade (Affaire Daily Mail) L’activité de journaliste financier est-elle dangereuse ? Avis d’expert - Finascope.fr  - 19 octobre 2021 ; Sur l’ingratitude du métier de journaliste financier (suite) – Avis d’expert – finascope.fr, 4 avril 2023

[2] CEDH, 25 septembre 2002, Affaire Colombani, n°51279/99, § 65 ; CEDH, 14 mai 2008, Affaire July et Sarl Libération,  n°20893/03, § 63, 64 et 69 ; CEDH, 21 avril 2016, Affaire De Carolis et M6 Télévision, n°19313/10, § 44 et 45 ; CEDH, 12 juillet 2016, Affaire Reichman, n° 50147/11, § 54.

[3] Code de principes sur la conduite des journalistes dénommé « Déclaration de Bordeaux » (1954), Déclaration des devoirs et des droits des journalistes dite « Charte de Munich » (1972), Charte mondiale des journalistes (2019) + Guide de bonne conduite « Bloomberg Way »

[4] F. Martin Laprade, Quand une ancienne obligation règlementaire se transforme en simple recommandation pédagogique, Avis d’expert - Finascope.fr  - 19 juillet 2022

[5] F. Martin Laprade, Formulaire-type de déclaration de franchissement de seuil annoté (en collaboration avec M. Robin), Actes Pratiques (2020)

[6] Affaire Atos, Accord de composition administrative conclu avec M. Dylan Dariah le 27 avril 2022

[7] CDS, 11 décembre 2019, n°18/16

[8] CA Paris, 16 septembre 2021, n°20/03031

[9]  (cf. l’intervention volontaire du Syndicat national des journalistes, de l’association Reporters sans frontières, du groupement Reporters Committee For Freedom Of The Press, de la Fédération internationale des journalistes et de la Fédération européenne des journalistes)

[10] Cass. Com., 14 février 2024, n°22-10.472

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