Des dérivés à la dérive  

  • Publication publiée :11 octobre 2022
  • Post category:Avis d'expert
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Philippe Gianviti, avocat à la Cour (NMW)

Philippe Gianviti, avocat au barreau de Paris, explique le rôle des dérivés dans la crise des fonds de pension anglais et des emprunts d’Etat britanniques, en portant son analyse sur l’efficacité de la réglementation européenne pour contenir les effets amplificateurs des dérivés lors des emballement des marchés. Chronique juridique.

Mercredi 28 septembre 2022, bien loin de cet habituel flegme qui caractérise les institutions anglaises, la Banque d’Angleterre est intervenue dans l’urgence afin de sauver les fonds de pension du royaume, les defined benefit pension schemes, pris tels des bateaux ivres dans la tourmente du maelstrom que subissent les emprunts d’Etat britanniques (« Gilt »).

Dans les abysses de cette tempête financière, se claquemuraient des « dérivés », ces contrats qui permettent de se prémunir contre un risque de perte (provoquée par exemple par une variation des taux d’intérêt ou des taux de change) ou à l’inverse, de spéculer grâce à l’effet de levier illimité qu’ils peuvent procurer. Ce sont eux qui ont alimenté la crise des actions de 1929 et celle des portefeuilles d’assurance en 1987.

Couvrir un risque

Les defined benefit pension schemes n’ont pourtant rien de spéculatif. Ils ont vocation à verser une retraite d’un montant prédéterminé (defined benefit) à leurs bénéficiaires grâce aux cotisations reçues. S’ils ont recours aux dérivés, c’est uniquement en vue de couvrir un risque d’insuffisance de cotisations rapportées aux retraites à servir. Leur activité relève d’une administration en « bon père de famille », loin des pratiques agressives de certains hedge funds ou fonds d’investissement alternatifs.

Alors d’où vient le problème ?

Les dérivés sont des contrats synallagmatiques. En contrepartie de la couverture qu’ils reçoivent, les fonds de pension s'engagent à en régler un « prix » fluctuant qui ne sera définitivement fixé qu’à l’échéance du dérivé. A titre de sûreté et en garantie de leur engagement à terme, les fonds de pension doivent remettre à leurs cocontractants, des actifs liquides (collaterals), bien souvent des emprunts d’Etat britanniques, faisant l’objet d’une réévaluation au jour le jour. Si la valeur des collaterals baisse, davantage d’actifs doivent être remis en garantie à la suite d’appels de marge. A l’inverse, si les actifs prennent de la valeur, ils sont pour partie restitués. Rien d’anormal jusqu’ici.

La récente et brusque dépréciation de la valeur des Gilts, à la suite de la puissante remontée des taux depuis novembre 2021 et surtout de l’annonce faite par le gouvernement britannique de vouloir limiter les prélèvements obligatoires (et donc de recours à la dette à la dette pour financer les dépenses publiques), a provoqué d’impressionnants appels de marge auprès des fonds de pension anglais, mettant ceux-ci en grande difficulté à satisfaire leurs engagements faute d’actifs suffisamment liquides dans leurs portefeuilles.

Etre en défaut

Or tarder en quelques heures dans l’exécution d’un engagement pris à l’occasion d’un dérivé, c’est être « en défaut » avec à la clé, un risque de résiliation et d’importantes pénalités, voire des coûts de rupture. Une fois en défaut, il devient alors difficile d’emprunter ou d’obtenir des délais de règlement sur les marchés financiers où les nouvelles et mauvaises réputations circulent à la vitesse du son.

La stabilité du régime des retraites anglais a donc motivé l’action de la Banque d’Angleterre, laquelle en annonçant qu’elle procéderait à de forts rachats de Gilts, a ravivé la valeur de ces derniers, mettant un terme aux appels de marge auxquels les fonds de pension étaient confrontés. Le libéralisme a ses limites.

Dans un communiqué officiel d’une grande sobriété, la Banque d’Angleterre a précisé que son intervention correspondait à une opération de rétablissement « de conditions normales de marché » des Gilts, qui serait « entièrement financée par le Trésor », laissant entendre qu’elle était ponctuelle comme relevant d’une mission pour le compte du gouvernement anglais et non pas de sa mission principale (first mandate) qui est d’assurer la stabilité monétaire. Elle n’a pas jugé utile de préciser qu’elle intervenait dans le cadre de sa mission secondaire, assurer la stabilité financière. La politique ferme qu’elle mène depuis un an en vue de juguler une inflation galopante au Royaume-Uni ne devrait pas être remise en cause.

Les fonds de pension sont pourtant loin d’être insolvables.

Ils disposent en effet de nombreux biens immobiliers qui ne pouvaient, dans le contexte des appels de marge massifs, être cédés rapidement sauf à être bradés… Sans l’intervention de la Banque d’Angleterre, jusqu’à 63 milliards de livres, des cessions inopinées et massives sur le marché immobilier auraient provoqué d’autres perturbations dans l’économie réelle. Le jeu des dominos se serait probablement poursuivi, certains fonds emportant dans le sillage de leur déroute, des investisseurs et des créanciers prêteurs tels que des établissements bancaires. On peut même imaginer, à l’instar de l’affaire Enron ou des subprimes, des actions judiciaires contre les « fabricants » à l’origine des dérivés, les établissements financiers contreparties mais aussi les solicitors rédacteurs-conseils.

Les autorités hésitent

Les dérivés sont régulièrement pointés du doigt à chaque crise financière mais les autorités hésitent toujours à restreindre l’émission et la souscription de dérivés.

En France et dans l’Union européenne, les activités sur dérivés sont soumises à quelques règles et des contrôles étatiques via le règlement européen 648/2012 dit « EMIR ». Celui-ci impose des obligations déclaratives (reporting) auprès des autorités de surveillance des marchés, une obligation de gestion des risques ainsi qu’une obligation de concentration des règlements de dérivés dans des chambres de compensation à partir de certains seuils. Un règlement délégué 2016/2251 précise les conditions d’appels de marge et de remises de collaterals (notamment les actifs éligibles).

Ces deux textes sont-ils efficaces au regard de leur objectif affiché qui était de réduire les risques systémiques ? Antérieurs au Brexit, ils ont été transposés au Royaume-Uni. Ils n’ont manifestement pas empêché les conséquents appels de marge liés à une chute de la valeur des Gilts, pourtant réputés être des actifs les plus solides. Les fonds de pension ne doivent leur salut qu’à une intervention rapide et musclée de la Banque d’Angleterre.

Peu efficace à prévenir les effets d’emballement, le règlement EMIR a même peut-être généré un risque systémique de contrepartie supplémentaire en négligeant les effets négatifs d’une obligation de concentration. A l’heure actuelle, les chambres de compensation des dérivés sont en grande majorité situées au Royaume-Uni, qui ne fait plus partie de l’Union européenne… En d’autres termes, le marché des dérivés européens dépend donc entièrement d’un pays tiers confronté à des difficultés économiques et financières sans précédent.

Il est sans doute temps de réactualiser et de repenser toute cette réglementation à un stade plus global : au niveau européen et même mondial comme cela a été fait jusqu’à présent mais en envisageant l’adoption d’éventuelles mesures restrictives ou dissuasives sur les dérivés purement spéculatifs qui s’apparentent à du jeu et des paris, ainsi que la systématisation des règles de contrôle permanent sur l’adéquation des liquidités aux risques générés par les dérivés.

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