OPA par un actionnaire contrôlant et retrait de cote : une décision de la CJUE pourrait changer les règles du jeu

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Shanon Minguez et Jean-Christophe Devouge (Aurès)

Chronique juridique de Jean-Christophe Devouge, associé et Shanon Minguez, collaboratrice, du cabinet Aurès. 

Tandis que les opérations de retrait de la cote dominent nettement le marché[1], une question préjudicielle adressée à la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») questionne le fondement juridique de ces opérations lorsqu’elles sont déclenchées de manière volontaire par l’actionnaire de contrôle (offres publiques de fermeture). En fonction de la réponse qui sera apportée par le juge européen, la possibilité de mettre en œuvre un retrait obligatoire directement après toute offre publique pourrait être remise en cause.

Le cadre juridique des OPA et du retrait obligatoire dans l’Union Européenne

La directive 2004/25/CE adoptée le 21 avril 2004 (« Directive OPA ») a harmonisé au niveau européen les règles encadrant les offres publiques d’acquisition, en instaurant des principes destinés à protéger les actionnaires minoritaires et à assurer la transparence des opérations. Elle a notamment défini la notion d’offre publique d’acquisition (OPA), quand le législateur français s’était limité à poser le régime de ces opérations.

En France, sa transposition par la loi 2006-387 du 31 mars 2006 a en outre permis de généraliser le mécanisme du retrait obligatoire (ou squeeze-out), qui permet à un actionnaire détenant une très large majorité du capital et des droits de vote (en France au moins 90 %[2]) dans un délai de trois mois suivant la clôture de l’offre, d’imposer aux actionnaires minoritaires le rachat des titres restants, même sans leur consentement. Longtemps envisagé comme l’aboutissement d’une offre publique de retrait (OPR), le retrait obligatoire est depuis cette date applicable à l’issue de toute offre publique – y compris une offre publique d’acquisition volontaire.

Une contestation venue de Slovaquie : la question posée à la CJUE

C’est précisément cette articulation entre offre publique d’acquisition et retrait obligatoire qui fait aujourd’hui l’objet d’un contentieux porté devant la CJUE. Le litige oppose des actionnaires minoritaires de la société slovaque Slovnaft, a.s. à la société hongroise MOL Nyrt., laquelle détenait déjà 98,56 % du capital de Slovnaft lorsqu’elle a lancé une offre publique d’acquisition, qualifiée de volontaire, sur cette société. Cette offre constituait une étape préalable obligatoire à la mise en œuvre du retrait obligatoire des actionnaires minoritaires, conformément au droit slovaque.

Les requérants contestent la légalité de cette opération en avançant que la directive OPA ne permettrait pas à un actionnaire déjà contrôlant de lancer une offre publique d’acquisition volontaire. Selon eux cette offre n’avait pas pour objet l’acquisition du contrôle de la société, condition essentielle selon la définition posée par l’article 2, point 1, a) de cette directive, pour qu’une offre publique puisse être qualifiée d’OPA au sens du droit européen. Par conséquent, en l’absence de véritable OPA, le mécanisme de retrait obligatoire qui en découle serait illégal.

Un débat d’interprétation juridique à fort enjeu pratique

La question transmise à la CJUE, rendue publique le 6 juin 2025, pose la question suivante : « L’article 2, point 1, sous a), de la directive 2004/25/CE […] doit-il être interprété en ce sens qu’une offre publique d’acquisition volontaire peut être faite uniquement si elle a pour objectif l’acquisition d’une participation de contrôle dans la société visée, et donc qu’une offre publique d’acquisition volontaire ne peut pas être faite par une entité qui possède déjà une participation de contrôle ? »[3].

Au cœur du débat, l’ambiguïté du texte européen : la directive définit l’OPA comme une offre publique, obligatoire ou volontaire, qui « suit ou a pour objectif l’acquisition du contrôle » (la notion de contrôle faisant l’objet d’un renvoi au droit national de chaque Etat membre). Cette condition oppose-t-elle l’offre publique obligatoire (qui « suivrait » une prise de contrôle, par le dépassement du seuil de 30%) à l’offre publique volontaire (qui ne serait légitime que lorsqu’elle précède une prise de contrôle) ? Autrement dit, une offre publique volontaire peut-elle émaner d’un actionnaire déjà contrôlant ? Les actionnaires minoritaires dans l’affaire Slovnaft défendent une interprétation restrictive, selon laquelle l’offre publique volontaire est par essence une voie d’accès au contrôle, et non un outil mobilisable par un acteur qui le détient déjà. Il est vrai que pour ces opérations, le prix proposé lors du retrait obligatoire, s’il aura fait l’objet d’un contrôle par l’autorité de marché, ne bénéficiera pas systématiquement de la garantie offerte par une forte adhésion du marché, tel que cela est le cas lors d’une prise de contrôle[4].

Quel avenir pour le retrait obligatoire en France ?

La portée de la question posée à la CJUE dépasse le seul cadre slovaque et pourrait entrainer des conséquences sur les règles de marchés d’autres États membres, notamment la France, où il est admis qu’un actionnaire contrôlant peut librement initier une offre publique volontaire, soumise à la procédure simplifiée, suivie d’un retrait obligatoire (comme cela a par exemple été le cas récemment de l’offre publique d’achat déposée pour le compte de l’État sur EDF en 2022).

Dans l’éventualité où la CJUE adopterait une lecture restrictive de la directive, considérant qu’une offre volontaire suppose l’acquisition initiale du contrôle par l’initiateur pour pouvoir engager un retrait obligatoire, l’élargissement opéré en 2006 pourrait être remis en cause, impliquant en particulier la mise en œuvre d’une OPR par un actionnaire de contrôle, préalablement à tout retrait obligatoire. Dans l’intervalle, cette question pourrait également contribuer à renforcer des initiatives contentieuses d’actionnaires minoritaires sur ces opérations.

La réponse qui sera apportée par la CJUE à cette question préjudicielle mérite donc une attention particulière, au regard de ses potentielles conséquences sur les pratiques d’offres publiques de fermeture françaises. Celle-ci devrait en tout état de cause inviter les acteurs envisageant de lancer une telle opération à une certaine prudence, jusqu’à ce que ce point ait été clarifié

[1] 61 % des transactions en 2024 selon le baromètre EY des offres publiques.

[2] Articles L. 433-4 II du Code Monétaire et Financier et 237-1 du Règlement Général de l’Autorité des Marchés Financiers.

[3] Affaire C-225/25, Korfin et Sempiola Invest, demande de décision préjudicielle présentée par le Najvyšší súd Slovenskej republiky (République slovaque) le 24 mars 2025.

[4] On se rappellera qu’en 2018, le Haut Comité Juridique de la Place Financière de Paris (HCJP) dans son rapport concernant la réforme du retrait obligatoire de la cote, avait pour cette raison proposé le maintien du seuil à 95% du capital et des droits de vote si l’offre était initiée par un associé contrôlant.

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