Le 22 avril, la cour d'appel de Paris a contredit l'AMF (Autorité des marchés financiers) qui devra donc réévaluer les conséquences de la scission de Vivendi, donnant ainsi raison au fonds activiste CIAM, lequel soutenait qu'une porte de sortie aurait dû être préalablement proposée aux minoritaires. Chronique juridique de Frank Martin Laprade, avocat à la Cour, Partner du cabinet Jeantet, et enseignant chercheur associé à l'Université Paris Sud (XI).
Les cas de divergences entre le collège de l’AMF et sa juridiction de recours ne sont pas légion : c’est le principal intérêt de l’arrêt de la cour d’appel de Paris en date du 22 avril 2025, rendu dans le dossier relatif à la scission de Vivendi SE – près de 6 mois après la réalisation effective de cette scission dont sont issues 4 sociétés cotées à Paris, Londres et Amsterdam (!) – sans toutefois qu’on sache encore s’il s’agit d’une exception ayant vocation à rester isolée ou des prémices d’une véritable inversion de tendance…
En marge d’une demande de dérogation à l’obligation de déposer une OPA sur la société Lagardère, à raison du franchissement (individuel) du seuil de 30% par une filiale à 100% de Vivendi SE qui lui avait apporté sa propre participation – n’occasionnant aucun changement de contrôle, ce qui a logiquement conduit l’AMF à accorder une dérogation – le collège de l’AMF a soulevé d’office la question d’une éventuelle OPR sur Vivendi SE, en application de l’article 236-6 du RGAMF[1].
Pour que de telles dispositions - ayant désormais une base légale, ce qui n’a pas toujours été le cas (!) - trouvent à s’appliquer, il fallait toutefois que la société Vivendi SE soit « contrôlée » au sens de l’article L 233-3 du code de commerce[2], en ce compris dans le cadre d’un « contrôle de fait » exercé par des personnes qui ne détiennent pas nécessairement plus de la moitié du capital d’une société.
Le collège de l’AMF ayant considéré que tel n’était pas le cas[3], il n’a même pas eu besoin d’examiner les deux autres conditions (cumulatives) d’une telle OPR obligatoire qui n’est cependant pas automatique : encore faut-il (i) que le projet d’opération relève des opérations listées, ce qui n’est pas le cas d’une « scission » même si on peut déduire de l’initiative prise par le collège de l’AMF que celle-ci envisageait de l’assimiler à « la cession ou […] l'apport à une autre société de la totalité ou du principal des actifs », mais aussi (ii) qu’il soit dans l’intérêt des (autres) actionnaires que ceux qui détiennent le contrôle de la cible procèdent au dépôt d’une OPR[4].
L’analyse du collège de l’AMF ne venait pas de nulle part : du temps où l’on pouvait encore (avant 1998) obtenir une dérogation au dépôt d’une OPA obligatoire en démontrant qu’on détenait déjà le contrôle de droit ou de fait de la cible au sens de l’article L 233-3 du code de commerce, le conseil des marchés financiers (CMF) – qui a ensuite fusionné avec la commission des opérations de bourse (COB) pour former l’AMF, avait pour habitude de regarder si l’actionnaire en question avait disposé de la majorité des voix présentes ou représentées lors des 3 ou 5 dernières assemblées générales[5].
De même, s’agissant du texte qui a par la suite été remplacé par l’article 236-6 du RGAMF, mais qui ne disposait pas du fondement légal de l’article L 433-4 du code monétaire et financier, la COB en avait clairement délimité le champ d’application dans son rapport annuel pour 1995, en indiquant que dans le cas de figure décrit à l’article 5.6.6 du RGCMF « les autorités de marché et de contrôle s’efforcent de convaincre le majoritaire de déposer une OPR »[6].
Du reste, c’était cohérent avec les travaux parlementaires de la loi n° 84-705 du 12 juillet 1985[7] dont était issu l’article 355-1 de la loi de 1966 (ultérieurement codifié sous l’article L 233-3 du code de commerce), ainsi qu’avec la position traditionnelle de la doctrine, selon laquelle : « le minoritaire en assemblée peut être en mesure de diriger une société parce qu'il n'y a aucun opposant qui souhaite une volonté contraire, et ce compte tenu notamment des abstentions des actionnaires, dès lors que le forte non-participation des actionnaires aux AG permet en pratique une majorité pour celui qui dispose d'un certain pourcentage de voix, soit de 30 à 40 % »[8].
Dans ces conditions, la position arrêtée par la cour d’appel de Paris marque une vraie rupture, puisqu’elle a balayé l’argument selon lequel – chiffres à l’appui – le Groupe Bolloré n’avait jamais disposé d’une majorité des voix (50% + 1) au sein des AG de VIVENDI SE, avec environ 30% du total des droits de vote et 43% des suffrages exprimés.
Les juges parisiens se sont en revanche laissés convaincre par les avocats du CIAM[9] de prendre aussi en compte des éléments plus « subjectifs », tels que le fait que « le groupe [Bolloré] était l'unique actionnaire industriel de Vivendi. À cet égard, M. [Vincent Bolloré] bénéficiait d'une indéniable notoriété de par son parcours d'entrepreneur et disposait, en outre, d'une solide expérience dans le secteur de spécialisation de Vivendi, à savoir les médias et la communication, ce qui ne pouvait que renforcer sa crédibilité en AG » [10].
Dans ces conditions, difficile de prédire ce qu’en pensera la cour de cassation[11] et – surtout – ce que les actionnaires minoritaires de Vivendi SE peuvent espérer en tirer :
- d’un côté, l’évolution des cours de Bourse des 4 sociétés issues de la scission prouve – a posteriori – que la prise en compte de leurs intérêts (financiers) commandait le dépôt d’une OPR (en supposant que celle-ci aurait été déposée au dernier cours de Bourse avant l’annonce du projet de scission[12], les minoritaires auraient alors bénéficié d’une liquidité aux alentours de 9 euros par action, alors que la somme du prix de marché des 4 actions correspondantes ne représente aujourd’hui qu’un peu moins de 7,5 euros) ;
- d’un autre côté, les minoritaires peuvent difficilement se plaindre d’avoir subi un préjudice de « perte de chance » (à hauteur de la différence entre les deux prix, soit 1,5 euro, étant rappelé qu’il existe près d’1 milliard de titres VIVENDI SE en circulation, dont 70% de flottant) par la faute de l’AMF et/ou le Groupe Bolloré, dans la mesure où la première n’a fait que se conformer à sa pratique décisionnelle (constante) et que le second n’aurait peut-être pas poursuivi le projet de scission s’il avait intégré le coût exorbitant d’un projet d’OPR « libellé à des conditions telles qu'il puisse être déclaré conforme »[13].
Toujours est-il qu’il est sans doute prématuré de « tirer des plans sur la Comète » quant aux retombées (financières) de l’arrêt de la cour d’appel de Paris, en l’absence de prise de position de la cour de cassation, d’autant qu’une éventuelle indemnisation des petits porteurs risquerait de poser des difficultés (théoriques et pratiques) incommensurables, dès lors que la scission a effectivement eu lieu en décembre 2024 (sans OPR préalable) et que les actions Vivendi SE, Louis Hachette Groupe SA, Havas NV et Canal + ont donc potentiellement changé de mains plusieurs fois depuis 6 mois…
[1] Article 236-6 RGAMF : « La ou les personnes physiques ou morales qui contrôlent une société au sens de l'article L. 233-3 du code de commerce informent l'AMF […] Lorsqu'elles décident le principe de la fusion de cette société avec la société qui la contrôle ou avec une autre société contrôlée par celle-ci, de la cession ou de l'apport à une autre société de la totalité ou du principal des actifs, de la réorientation de l'activité sociale ou de la suppression, pendant plusieurs exercices, de toute rémunération de titres de capital / L'AMF apprécie les conséquences de l'opération prévue au regard des droits et des intérêts des détenteurs de titres de capital ou des détenteurs de droits de vote de la société et décide s'il y a lieu à mise en oeuvre d'une offre publique de retrait. / Le projet d'offre, qui ne peut comporter de condition minimale, est libellé à des conditions telles qu'il puisse être déclaré conforme. »
[2] Article L 233-3 du code de commerce : « I.- Toute personne, physique ou morale, est considérée, pour l'application des sections 2 et 4 du présent chapitre, comme en contrôlant une autre : / 1° Lorsqu'elle détient directement ou indirectement une fraction du capital lui conférant la majorité des droits de vote dans les assemblées générales de cette société ; / 2° Lorsqu'elle dispose seule de la majorité des droits de vote dans cette société en vertu d'un accord conclu avec d'autres associés ou actionnaires et qui n'est pas contraire à l'intérêt de la société ; / 3° Lorsqu'elle détermine en fait, par les droits de vote dont elle dispose, les décisions dans les assemblées générales de cette société ; / 4° Lorsqu'elle est associée ou actionnaire de cette société et dispose du pouvoir de nommer ou de révoquer la majorité des membres des organes d'administration, de direction ou de surveillance de cette société. / II.- Elle est présumée exercer ce contrôle lorsqu'elle dispose directement ou indirectement, d'une fraction des droits de vote supérieure à 40 % et qu'aucun autre associé ou actionnaire ne détient directement ou indirectement une fraction supérieure à la sienne. / III.- Pour l'application des mêmes sections du présent chapitre, deux ou plusieurs personnes agissant de concert sont considérées comme en contrôlant conjointement une autre lorsqu'elles déterminent en fait les décisions prises en assemblée générale. »
[3] Décision AMF n°224C2288 du 13 novembre 2024
[4] Même si l’initiateur de l’OPR n’est pas identifié par l’article 236-6 du RGAMF
[5] Expand, avis SBF n°91-391 du 1er février 1991, Groupe Valfond, avis SBF n°96-1602 du 22 mai 1996, Financière de l’Odet, avis SBF n°97-186 du 16 janvier 1997 (Groupe Bolloré)
[6] Cité par A Viandier, OPA OPE et autres offres publiques, Editions Francis Lefebvre (2003)
[7] Assemblée nationale, compte-rendu intégral de la séance du 18 avril 1985, page 248, et Sénat, compte-rendu intégral de la séance du 22 mai 1985, page 628.
[8] CA Paris, 22 avril 2025, RG n° 24/19036 (§124)
[9] Maîtres Julien VISCONTI et Quentin BERTRAND de l'AARPI VISCONTI, GRUNDLER & ARTUPHEL
[10] CA Paris, 22 avril 2025, RG n° 24/19036 (§195)
[11] (dans l’hypothèse où un pourvoi serait formé)
[12] CP Vivendi du 22 juillet 2024
[13] Le Groupe Bolloré ayant en outre appris – à ses dépends – que la conformité d’une offre n’était pas nécessairement acquise de la part de l’AMF, malgré les conclusions favorables d’un expert indépendant…