Faut-il déclarer le franchissement de tous les seuils légaux sur un marché non règlementé ?

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Chronique juridique de Frank Martin Laprade, avocat à la Cour - Partner du cabinet Jeantet, enseignant chercheur à l'Université Paris Sud (XI).

Plusieurs sociétés cotées sur des systèmes multilatéraux de négociation (SMN), tels que Euronext Growth (anciennement Alternext) ou Euronext Access (anciennement Marché Libre), s’interrogent sur les obligations déclaratives qui pèsent sur leurs actionnaires en ce qui concerne le franchissement des seuils mentionnés par le I de l’article L 233-7 du Code de commerce.

En principe, la rédaction du I de l’article L 233-7 du Code de commerce ne laisse pourtant guère de place au doute, puisqu’il y est indiqué que « toute personne physique ou morale agissant seule ou de concert qui vient à posséder, directement ou indirectement, un nombre d'actions représentant plus du vingtième, du dixième, des trois vingtièmes, du cinquième, du quart, des trois dixièmes, du tiers, de la moitié, des deux tiers, des dix-huit vingtièmes ou des dix-neuf vingtièmes du capital ou des droits de vote informe la société dans un délai fixé par décret en Conseil d'Etat, à compter du franchissement du seuil de participation, du nombre total d'actions ou de droits de vote qu'elle possède. »

Rédaction maladroite

Tout au plus pourrait-on relever la rédaction maladroite du champ d’application de cette disposition qui semble ne concerner que l’hypothèse où « les actions d'une société ayant son siège sur le territoire de la République sont admises aux négociations sur un marché réglementé d'un Etat partie à l'accord sur l'Espace économique européen ou sur un marché d'instruments financiers admettant aux négociations des actions pouvant être inscrites en compte chez un intermédiaire mentionné à l'article L. 211-3 du code monétaire et financier ».

Cela pourrait laisser croire qu’il suffit que la société émettrice soit cotée sur un marché (non-règlementé) qui accepte des titres sous la forme au porteur – ce qui est bien évidemment le cas de toutes les plateformes sans exception ! – alors que cette précision n’a de sens que si elle a pour effet d’écarter l’application de la réglementation des déclarations de franchissement de seuil dans le (rare) cas de figure où celle-ci est inutile, parce que les titres de la société concernée sont exclusivement détenus sous la forme nominative, si bien que l’émetteur connaît en temps réel l’identité de tous ses actionnaires.

En revanche, pour les sociétés cotées dont une partie au moins des titres n’est pas sous la forme nominative, l’obligation faite par l’article L 233-7 du code de commerce de leur déclarer le franchissement (à la hausse ou à la baisse) des seuils correspondants à des multiples de 5% est le seul moyen dont elles disposent d’avoir connaissance des principales évolutions de leur actionnariat (en dehors de la procédure statutaire des titres au porteur identifiable « TPI » qui est lourde et coûteuse, si bien qu’elle ne peut être que ponctuelle).

Ordonnance du 3 décembre 2015

Dans ces conditions, il paraît surprenant que le législateur ait pu – au travers d’une ordonnance n°2015-1576 du 3 décembre 2015 visant à « l’instauration de règles plus strictes en matière de déclaration de franchissement de seuils de détention de titres financiers »[1] - permettre au règlement général de l’AMF d’aménager des dérogations à cette obligation légale, son utilité ne faisant aucun doute pour les sociétés cotées (sur un SMN) dont les titres sont susceptibles de revêtir la forme au porteur qui préserve l’anonymat de leur propriétaire.

C’est pourtant l’interprétation que certains praticiens[2] ont cru pouvoir donner aux nouvelles dispositions du II de l’article L 233-7 du Code de commerce relatives aux obligations déclaratives à effectuer auprès de l’AMF[3], lesquelles ont été modifiées par l’ordonnance susvisée, afin de prévoir que – dans le cas des sociétés cotées sur un SMN – « l'information due à la société et à l'Autorité des marchés financiers peut ne porter que sur une partie des seuils mentionnés au I, dans les conditions fixées par le règlement général de l'Autorité des marchés financiers. »

Se méprenant sur le sens de cette phrase, le Comité Juridique de l’ANSA (Association nationale des sociétés par actions) en a lui-même conclu que : « Avant la modification apportée par l’ordonnance de 2015, les actionnaires devaient déclarer la totalité des franchissements de seuils légaux à la société émettrice en vertu de l’article L. 233-7 I, dans le délai de quatre jours (art. R. 233-1). En revanche, seuls les seuils de 50 et 95 %, dont il est demandé la déclaration par les règles d’Euronext Growth, faisaient l’objet d’une publication par l’émetteur (art. 4.3.1 des règles de marché) et d’une information de l’AMF en vertu du II de l’article L. 233-7, et dans les conditions fixées par le RGAMF. Depuis 2015, l’information de l’émetteur est également réduite à ces deux seuils[4] ».

Aucune dérogation

En réalité, il suffit de prendre connaissance des dispositions du règlement général de l’AMF, pour s’apercevoir non seulement qu’elles n’accordent aucune dérogation à l’obligation de déclarer le franchissement de tous les seuils légaux à la société cotée (sur un SMN), mais surtout qu’elles ne traitent exclusivement que des déclarations à l’AMF[5], si bien que seuls les seuils de 50% et 90% doivent effectivement être déclarés à la fois à la société (comme tous les autres seuils fixés par le I de l’article L 233-7 du Code de commerce) « et » à l’AMF (laquelle n’est en revanche notifiée du franchissement des autres seuils que si la société est cotée sur Euronext).

A défaut, cela oblige à s’éloigner de la rédaction adoptée en 2015 et d’affirmer qu’en l’absence de dispositions relatives à l’autre SMN (Euronext Access) dans le règlement général de l’AMF, aucun franchissement de seuil ne devrait être déclaré aux sociétés cotées sur l’ancien Marché Libre[6] : s’il est vrai qu’il serait pour le moins paradoxal que les obligations légales y soient plus contraignantes que sur le SMNO (Euronext Growth), force est toutefois de constater ce n’est pas le cas si l’on retient notre interprétation (qui a de surcroit le mérite de correspondre à une lecture littérale du texte)[7].

Pour autant, en l’absence de notification à effectuer auprès de l’AMF dont les ressources en matière d’investigation ne seront donc pas mises à contribution, les sociétés cotées sur un SMN auront certainement beaucoup de mal à obtenir le respect par leurs actionnaires des obligations déclaratives imposées par le I de l’article L 233-7 du code de commerce, sous la menace de la privation de droits de vote prévue à l’article L 233-14, dans la mesure où cela suppose que les éventuels manquements soient portés à leur connaissance (par exemple à l’occasion d’une régularisation).

[1] Rapport au Président de la République

[2] I. Juliard-Feyeux et A. Viros, Fidal, Disparition de l’obligation de déclaration à l’émetteur de la plupart des franchissements de seuils légaux, Option Finance en date du 1 avril 2016

[3] « La personne tenue à l'information mentionnée au I informe également l'Autorité des marchés financiers, dans un délai et selon des modalités fixés par son règlement général, à compter du franchissement du seuil de participation, lorsque les actions de la société sont admises aux négociations sur un marché réglementé ou sur un marché d'instruments financiers autre qu'un marché réglementé, à la demande de la personne qui gère ce marché d'instruments financiers. »

[4] ANSA n°18-049

[5] Articles 223-11 à 223-17

[6] ANSA n°18-049

[7] F. Martin Laprade, Franchissements de seuils, Juri-dictionnaire Droit de la Bourse, Editions Joly (§ 023)

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