Les nouveaux enjeux de la finance décentralisée face au droit

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La finance décentralisée ou « DeFi » nous donne peut-être à voir le paysage financier de demain. Elle soulève des enjeux et des risques juridiques parfois difficiles à appréhender notamment au regard des remises en garantie dactifs numériques, qui ne sont pas tous réglés par le règlement européen MiCA, adopté en avril dernier. Chronique juridique et éclairage de Sébastien Praicheux, docteur en droit, avocat au Barreau de Paris, associé (Norton Rose Fulbright LLP) et chargé d’enseignement.

Secteur encore récent aux contours règlementaires incertains, la DeFi évolue rapidement et présente de nombreux défis pour les législateurs, préoccupés par la sécurité du marché et de ses utilisateurs. Tour d’horizon de quelques services DeFI et de leurs enjeux.

Le « staking »

Les protocoles d’engagement (ou staking) permettent d’immobiliser des actifs numériques dans la blockchain, pour soutenir son fonctionnement tout en générant une rémunération en retour. Cette pratique, à présent proposée par toutes les grandes plateformes de négociation d’actifs numériques, présente plusieurs difficultés. Des difficultés pratiques tout d’abord, notamment pour les détenteurs de petites quantités d’actifs ou souhaitant récupérer leur mise avant la fin d’une période de verrouillage et pour qui, les exigences en capital requis et l’illiquidité temporaire peuvent s’avérer contraignantes.

Le staking interroge également sur sa qualification juridique. L’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (« L’ACPR »), l’autorité de supervision du secteur bancaire, fait une analogie entre le staking et la pratique de « mise sous séquestre de jetons » « récompensée » par un certificat de dépôt pouvant lui-même être échangé contre d’autres actifs ou utilisé comme garantie, selon une construction proche du warrant commercial par exemple.

L’opération se cristallise le plus souvent autour d’un ou plusieurs services régulés comme la conservation ou de l'échange d'actifs numériques contre une monnaie fiat soumis à enregistrement et agrément ; Selon les modalités à l’œuvre, le staking pourrait aussi déclencher l’application de la règlementation en matière de services de paiement.

Le prêt-emprunt « collatéralisé » (lending) dans la DeFI

Le prêt-emprunt consiste à utiliser des actifs numériques en garantie d’un prêt, en monnaie fiat ou en actifs numériques. Cette technique ressemble quant à elle étroitement à l'opération de pension livrée (« repo »). Sécurisé par un dépôt de garantie, le prêt-emprunt offre au prêteur une certaine protection contre la volatilité des actifs numériques et le risque de défaut de son emprunteur. En pratique, le collatéral est liquidé généralement immédiatement dès lors que sa valeur décroît en dessous d'un certain seuil. Des pools de liquidité sont également « mis à disposition » des utilisateurs moyennant des appels de garantie pouvant faire l’objet de décotes (haircuts) souvent conservatrices.

Les emprunteurs doivent donc « sur-collatéraliser » leur prêt en immobilisant une valeur en garantie supérieure à celle du prêt demandé. Cette exigence peut renchérir le coût de l’opération, car une partie substantielle de la valeur de ces actifs est bloquée en garantie, limitant ainsi les opportunités de profit. De même, en cas d’augmentation rapide des marges dans une situation de marché tendue, une liquidation « massive » des actifs risquerait de provoquer la dévaluation des actifs numériques remis en garantie. La cession d’actifs subséquente exposerait ainsi les emprunteurs à des pertes potentielles. Un cadre de ces opérations, régissant les modalités et limites de marges aiderait à structurer le marché et à en cantonner les risques.

Constitution de sûretés et compensation

La DeFi, via ces opérations de lending avec constitution d’un dépôt de garantie, offre des avantages significatifs, notamment pour garantir la restitution de prêts-emprunts d’actifs numériques. Les actifs numériques peuvent en outre être constitués en garantie d’autres types d’opérations.

Le recours au nantissement de droit commun, soit « l'affectation, en garantie d'une obligation, d'un bien meuble incorporel ou d'un ensemble de biens meubles incorporels, présents ou futurs. » (article 2355 du Code civil) se révèle inadéquat pour les actifs numériques en raison de leurs spécificités et des vulnérabilités en cas de procédure collective du constituant.

Aussi, pour renforcer la sécurité des prestataires de services et du marché dans son ensemble, pourquoi ne pas étendre le régime des garanties financières relevant de la directive européenne du 6 juin 2002 (articles L. 211-36 et suivants du code monétaire et financier) aux actifs numériques ? Ce bénéfice s’étendrait, comme pour les opérations sur produits dérivés par exemple, à la compensation des dettes de prêt-emprunt.

Le flash loan ou le défi de l’instantanéité en droit financier

Les flash loans, forme d'emprunt instantané permettent d'emprunter dans certains cas d’importantes sommes en actifs numériques et ce sans garantie, ce qui en réduit considérablement le coût, mais peut exposer ceux qui y ont recours à certains risques.

La DeFi serait alors plus vulnérable en raison de la liquidation automatique des positions, qui peut entraîner des ventes massives d’actifs numériques en cas de baisse de valeur, déclenchant un effet de contagion sur le marché. De plus, la concentration du marché DeFi entre les mains de quelques acteurs et l'importance de l'effet de levier utilisé par de nombreux emprunteurs augmentent la fragilité du système.

Même si les prêts DeFi sont généralement sur-garantis pour cantonner le risque de crédit et de liquidation du portefeuille affecté en sûreté, des mécanismes de corrélation peuvent augmenter l'effet de levier. Le dogme des sur-couvertures n’est pas infaillible compte tenu notamment des risques de liquidation automatisée par l’effet du protocole informatique convenu, ou en raison de la défaillance de celui-ci ; une chute généralisée de la valeur des actifs numériques serait alors à craindre. En outre, les flash loans peuvent être utilisés pour mener des attaques contre les protocoles en empruntant d'importantes quantités de jetons de gouvernance, puis en votant pour des décisions préjudiciables aux autres utilisateurs, avant de rembourser immédiatement les fonds empruntés. Ces prêts non garantis et instantanés nécessitent une vigilance accrue des régulateurs. En outre, une sophistication toujours plus grande des protocoles renchérit le coût de ces opérations pour les utilisateurs.

En réponse à la consultation publique de l’ACPR sur le sujet, il a été suggéré une « recentralisation » des protocoles DeFi se livrant à des activités financières régulées de la finance traditionnelle, au motif que seraient ainsi garanties des conditions de concurrence équitables ; un respect de la gouvernance décentralisée des protocoles DeFi est alternativement proposé ; la validation des smart contracts apparaîtra comme une nécessité.

Il est donc approprié de solliciter un encadrement réglementaire aussi simplifié que possible de ce domaine, tout en évitant de brider l’innovation technologique sous-jacente.

L’auteur remercie Léa Barmont et Inès Bendjaffer de l’équipe Règlementaire bancaire et financière et Produits dérivés de Norton Rose Fulbright pour leur aide précieuse.

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