Devoir de vigilance : un nouveau risque pénal aux conséquences durables pour l’investisseur

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Alors que le devoir de vigilance impose aux grandes entreprises d’identifier et de prévenir les atteintes graves aux droits humains ou à l’environnement, les défaillances dans sa mise en œuvre exposent à un risque pénal croissant. Un enjeu que les investisseurs ne peuvent plus ignorer, en particulier en cas d’opérations de fusion-acquisition. Chronique juridique de Julie Guénand, avocate au sein du cabinet Veil Jourde.

Le devoir de vigilance : de la responsabilité civile à la menace pénale

Adoptée en 2017, la loi française sur le devoir de vigilance impose à certaines grandes entreprises de prévenir les atteintes graves aux droits humains, aux libertés fondamentales, à la santé, à la sécurité des personnes ainsi qu’à l’environnement. Inspirée de principes internationaux (comme les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme), cette législation place la responsabilité en amont et ne se limite pas à sanctionner un dommage survenu. Elle impose à l’entreprise d’agir pour qu’il ne se produise pas.

Concrètement, les sociétés concernées doivent établir, publier et mettre en œuvre un plan de vigilance. L’objectif est double : identifier les risques et mettre en place des mesures correctrices. En cas de manquement, des actions en responsabilité civile peuvent être engagées. Ces procédures ont été largement initiées par des parties prenantes non étatiques — ONG, syndicats ou lanceurs d’alerte — qui disposent, en vertu du texte, de la légitimité pour agir en justice.

Mais ces dernières années, le contentieux lié au devoir de vigilance a quitté le seul champ de la responsabilité civile pour entrer, avec prudence mais fermeté, sur le terrain pénal. Cette évolution s’explique par une articulation de plus en plus fine entre les obligations de vigilance et certaines qualifications pénales préexistantes. Lorsqu’un dommage grave survient — pollution majeure, accident mortel sur un site industriel, recours à du travail forcé chez un sous-traitant — le défaut de vigilance peut apparaître comme l’une des causes du dommage, voire comme une complicité.

Certaines infractions peuvent alors être caractérisées. Par exemple, sur le plan environnemental, l’article L.411-1 du Code de l’environnement permet de réprimer la destruction, l'altération ou la dégradation d'habitats naturels d'espèces animales ou végétales protégées. En matière de droits humains, des enquêtes ont été ouvertes pour complicité de crimes contre l’humanité dans des cas exceptionnels. D’autres qualifications peuvent être retenues : mise en danger de la vie d’autrui, blessures involontaires, pratiques commerciales trompeuses, ou encore financement du terrorisme, comme dans l’affaire Lafarge, dans laquelle l’entreprise est accusée d’avoir sciemment entretenu des relations commerciales dans une zone contrôlée par des groupes armés.

Les autorités de poursuite, qu’il s’agisse du parquet de Paris ou du parquet national financier, s’intéressent de plus en plus à ces dossiers, souvent signalés par des ONG disposant d’un fort ancrage local.

Ainsi, un manquement au devoir de vigilance ne constitue pas en soi une infraction pénale, mais il peut constituer l’un des éléments du faisceau d’indices permettant de caractériser une infraction.

L’émergence d’un risque pénal pour les investisseurs

L’extension du contentieux pénal lié au devoir de vigilance ne concerne pas uniquement les entreprises visées par la loi de 2017. Elle affecte également, en cascade, les acteurs qui investissent dans ces entreprises, en particulier dans le cadre d’opérations de croissance externe.

L’un des tournants majeurs dans cette évolution est intervenu avec la décision du 25 novembre 2020 de la chambre criminelle de la Cour de cassation. Pour la première fois, la haute juridiction a reconnu que la société absorbante pouvait être poursuivie pénalement pour des faits commis par la société absorbée avant la fusion.

Pour les investisseurs, ce revirement accroît considérablement le risque juridique attaché à une acquisition. Il ne s’agit plus seulement d’évaluer la solidité financière ou la conformité réglementaire d’une cible, mais d’anticiper un passif pénal latent. Un défaut de vigilance sur une chaîne d’approvisionnement située dans une zone à haut risque (travail forcé, exploitation illégale de ressources, pollutions récurrentes) peut donner lieu, des années après, à une plainte suivie d’une enquête pénale visant la société absorbée… puis l’acquéreur. Cette perspective transforme la nature même de l’audit juridique en amont d’une opération.

Que la procédure soit réglée dans un cadre transactionnel via une Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) ou non, l’impact sur l’image, la gouvernance et la valorisation de l’entreprise peut être considérable, de même que les sanctions financières et les risques d’exclusion des marchés publics.

Au-delà du risque juridique direct, ces situations engendrent une volatilité accrue de la valeur des actifs concernés. Un scandale judiciaire ou médiatique lié à un manquement grave peut conduire à des désinvestissements massifs, à une dévalorisation immédiate de l’entreprise ou à un gel de certaines opérations. Les investisseurs institutionnels, de plus en plus sensibles aux critères de durabilité et de gouvernance, doivent désormais intégrer une dimension de compliance pénale dans leurs choix stratégiques.

Ainsi, le devoir de vigilance ne constitue pas seulement une obligation légale à la charge des grandes entreprises : il devient un indicateur de fiabilité et de soutenabilité pour tout acteur du marché.

Prévenir plutôt que subir : l’audit comme outil de sécurisation

Les investisseurs ne peuvent plus se contenter d’une approche classique du risque juridique. Le devoir de vigilance, en tant qu’exigence de conformité préventive, appelle une transformation des outils de diligence raisonnable, en particulier dans le cadre des opérations d’investissement, de fusion-acquisition ou de partenariat stratégique.

L’audit juridique traditionnel, centré sur la validité des contrats, les litiges en cours ou la conformité réglementaire, ne suffit plus. Il doit désormais intégrer une analyse des mécanismes de vigilance mis en place par l’entreprise cible. Au-delà de l’existence formelle d’un plan de vigilance, les investisseurs doivent apprécier son effectivité. Un plan publié mais non mis en œuvre, ou dépourvu de mesures correctrices réelles, peut s’avérer aussi risqué que l’absence de plan. Il en va de la capacité de l’entreprise à se prémunir contre des contentieux graves, mais aussi de sa crédibilité auprès des marchés, des régulateurs et de la société civile.

Il est également essentiel d’élargir le spectre de l’audit au-delà des frontières de l’entreprise. La chaîne de sous-traitance, notamment dans les secteurs à fort impact environnemental ou social (industrie extractive, textile, agroalimentaire, logistique), doit faire l’objet d’une vigilance renforcée. Cela suppose une connaissance précise des zones géographiques d’intervention, des intermédiaires locaux et des pratiques du terrain.

Cette exigence accrue s’inscrit dans une tendance structurelle : celle de la responsabilité élargie de l’entreprise sur ses chaînes de valeur. La frontière entre activité directe et activité indirectement contrôlée s’estompe, y compris sur le plan pénal. C’est ce glissement qui justifie l’extension du périmètre des audits, mais aussi le développement d’outils contractuels renforcés : clauses de vigilance, engagements de conformité, mécanismes de sanction interne en cas de manquement identifié.

Dans cette logique, le rôle des investisseurs devient aussi préventif que curatif. En posant les bonnes questions en amont, en exigeant des garanties précises, ils peuvent orienter les entreprises vers une culture de la vigilance plus robuste, réduisant ainsi les risques de contentieux ultérieurs. Cette démarche s’inscrit dans un mouvement global de responsabilisation du capital, de plus en plus valorisé dans les politiques ESG et les stratégies de finance durable.

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