“On ne peut pas se permettre une pause dans la régulation”

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Philippe Zaouati (Mirova) :“Il y a clairement une volonté d’affaiblissement de la finance durable de la part de tenants d’un business as usual”.

Critiques de l'Institut de la Finance Durable, adoption de justesse du texte sur la restauration de la nature, financement de la transition écologique, labels et classification SFDR, ralentissement de la collecte, projets et développements dans le non-coté…Philippe Zaouati, directeur général de Mirova, a répondu aux questions de Finascope. Une interview accessible aux non-abonnés.

Philippe Zaouati, l’Institut de la Finance Durable a vu le jour il y a environ 6 mois. Vous vous êtes montré critique à propos de cet organisme, qui a remplacé Finance For Tomorrow. Que lui reprochez-vous ?

Je suis favorable depuis longtemps à une initiative forte de la place de Paris pour la finance durable. L’exemple pour moi, c’est ce qu’il se passe à Londres depuis 10 ans avec le Green Finance Institute qui me parait être le bon modèle, c’est-à-dire un institut focalisé sur les sujets de finance durable, très engagé, très connecté avec l’écosystème. J’appelle depuis de nombreuses années à ce qu’un tel institut voie le jour en France. Si j’ai émis, avec d’autres, des réserves au moment de la création de l’Institut de la Finance Durable, c’était pour dénoncer une méthode. On remplaçait l’initiative Finance For Tomorrow, qui affichait une très bonne dynamique et bénéficiait d’une visibilité internationale. Finance For Tomorrow, que j’avais contribué à créer, avait une vision très en avance sur le marché sur de nombreux sujets, notamment sur des questions qui allaient au-delà du climat, comme la biodiversité, la transition juste, etc. La transition et le changement de gouvernance m’ont paru étonnants et un peu précipités.

Qu’est-ce qui a motivé ce changement selon vous ? Et que change-t-il vraiment ?

Il faut poser la question à ceux qui ont décidé de faire ce changement. Je n’ai pas très bien compris la différence entre les deux initiatives et pourquoi il fallait changer de gouvernance, mais c’est du passé. Aujourd’hui, je veux surtout regarder les résultats. Le contexte est beaucoup plus global. Après avoir été microscopique pendant 5 ou 10 ans, la finance durable est devenue un sujet dominant. Mais depuis un ou deux ans, on observe un mouvement de balancier dans l’autre sens, avec des attaques très fortes aux Etats-Unis, mais aussi en Europe. Certaines sont frontales, d’autres prétendent qu’il faudrait laisser de côté la finance verte pour un plus vague financement de la transition. Il y a clairement une volonté d’affaiblissement de la finance durable de la part de tenants d’un « business as usual ». Cette résistance s’est encore manifestée avec le texte sur la restauration de la nature, qui a été adopté de justesse la semaine dernière au Parlement européen. Beaucoup d’acteurs économiques ont intérêt à ce qu’on ralentisse la réglementation. Parler d’une pause de régulation ou d’un arrêt du Green Deal n’a pourtant pas de sens. On ne peut pas se permettre une pause dans la régulation.

Si on me proposait de jouer un rôle, comme c’est le cas dans plusieurs organisations françaises et internationales, j’y réfléchirais bien sûr avec intérêt.

Pensez-vous vraiment que les dirigeants de l’Institut de la Finance Durable (IFD) sont dans un esprit d’affaiblissement de cette cause ? Et seriez-vous prêt à accepter des responsabilités en son sein afin de faire bouger les lignes ?

En aucun cas, je veux faire de ce sujet une question de personnes. Il y a des professionnels de grande qualité dans le bureau de l’Institut de la Finance Durable. Le sujet est systémique. Il y a dans l’industrie une tentation d’être moins-disant et de rester dans une dynamique plus lente. Je ne veux pas faire non plus de procès d’intention à l’Institut de la Finance Durable. Si demain, l’institut publie un rapport en ligne avec ce que je pense, je serai très heureux de le soutenir et si on me proposait de jouer un rôle, comme c’est le cas dans plusieurs organisations françaises et internationales, j’y réfléchirais bien sûr avec intérêt.

Que retenez-vous du récent rapport de l’IFD sur le financement de la transition écologique?

Le seul point vraiment nouveau, me semble-t-il, est la proposition de créer un label « transition écologique » (conçu selon le rapport comme une classification de la finance de transition et non seulement comme un label de produit d’épargne, ndlr). Mais, à mon avis, il faut commencer par remettre de l’ordre dans les deux labels existants, le label ISR et le label Greenfin et faire en sorte qu’ils soient gérés de façon coordonnée et cohérente. Si le « label socle », c’est-à-dire le label ISR, est suffisamment ambitieux, on peut imaginer d’y ajouter des éléments spécifiques, comme un label vert ou un label transition. La première étape doit être la clarification des labels existants.

Seriez-vous favorable à l’existence d’un seul label et à une plus forte adéquation avec la réglementation SFDR ?

Je ne suis pas favorable à un label unique, mais à un label à plusieurs niveaux qui permettrait une correspondance avec SFDR. Il pourrait ainsi exister un label socle qui correspondrait à ce que sont les fonds article 8 pour faire simple et avec, au-dessus, des labels spécifiques et plus engagés classifiés article 9, qui pourraient être un label impact ou un label climat ou encore un label transition. Greenfin pourrait être l’un de ces labels d’un niveau d’ambition supplémentaire. La correspondance entre les labels et la classification SFDR apporterait certainement une clarification au marché sur ce qu’est un investissement durable.

Je craignais surtout qu’une définition trop précise ne conduise la plupart des gérants, y compris Mirova, a retirer leurs fonds de l’article 9. 

Pourquoi la Commission européenne n’a-t-elle pas défini clairement ce qu’était un investissement durable en mettant en place SFDR ? 

La Commission européenne a eu raison de ne pas définir de façon stricte et précise ce que signifie un investissement durable. Je pense qu’elle se serait engagée dans une impasse, par manque d’outils et de consensus. Si la Commission européenne se mettait à définir ce qu’est un investissement responsable, cela conduirait à décider à la place du gérant ce qu’il faut mettre dans les portefeuilles et ce qu’il ne faut pas y mettre. Je pense que ce serait excessif et qu’il est préférable à ce stade d’exiger de la transparence et de laisser les gérants décrire leur propre vision du monde et de la transition. Je craignais surtout qu’une définition trop précise ne conduise la plupart des gérants, y compris Mirova, a retirer leurs fonds de l’article 9. La mécanique des labels est différente car les gérants gardent la liberté de se faire labelliser ou pas.

Les labels ne font-ils pas également entrer la gestion dans des clous assez précis?

Cela dépend. Aujourd’hui, la réglementation prévoit que les fonds peuvent se revendiquer article 8 ou article 9 après avoir défini l’investissement responsable et déclaré que leur portefeuille corresponde à cette vision. Mais aucun audit n’est réalisé, ni pour vérifier l’existence de cette définition, ni pour s’assurer que le portefeuille lui corresponde bien. Un label aurait le mérite de réaliser cet audit.

Les soupçons de greenwashing viennent-ils à votre avis de cette absence d’audit?

Oui, en partie. L’autre avantage des labels est de permettre une plus grande adaptation aux évolutions du marché, là où la réglementation fixe le cadre mais ne peut pas s’adapter aussi vite. Les révisions réglementaires prennent plusieurs années, parfois 10 ans, après leur première version. Le monde va beaucoup plus vite.

On reproche beaucoup au cadre réglementaire européen d’avoir mis la charrue avant les bœufs, le reporting des entreprises prévu dans la directive CSRD étant postérieur à celui des investisseurs (SFDR). Partagez-vous ce point de vue?

En théorie oui. C’est effectivement l’inverse qui était prévu. Les aléas politiques et les mandats du Parlement européen ont fait que SFDR était plus facile à faire adopter à la fin du mandat précédent des députés. La directive CSRD a dû être décalée au mandat suivant. Cela signifie en effet que pendant un an ou deux, nous aurons du mal à remplir de façon très claire nos reportings SFDR, et surtout que nous appelons à une cohérence entre les deux directives, notamment sur les exigences de reporting sur le climat. 

Les nouvelles dispositions de la directive MIF sont à ce stade un semi-échec. C’est dommage, car l’idée initiale était bonne.

Comment comblez-vous les données que vous n’avez pas?

Avec des estimations. Ce n’est pas nouveau, c’est ce que nous pratiquons depuis longtemps pour calculer l’empreinte carbone de nos portefeuilles. Nous ne disposons pas de données exhaustives aujourd’hui sur l’empreinte carbone des entreprises. Nous travaillons donc avec des producteurs de données qui font des estimations. Ce n’est pas un problème grave. La précision absolue des données, c’est un peu un rêve. L’important est d’avoir des mesures cohérentes qui nous permettent de prendre des décisions éclairées. Du reste, les données s’améliorent beaucoup d’une année sur l’autre.

Dans un récent rapport sur l’engagement des sociétés de gestion, l’AMF relevait la très forte augmentation du coût des données extra-financières. Partagez-vous ce constat? Quelle est l'évolution du coût de ces données extra-financières chez Mirova?

Les coûts liés à la data ESG ont à peu près doublé en 5 ans. Mais savez-vous combien coûtent les données financières? Une entreprise se pose-t-elle la question de savoir combien lui coûte son comptable, son trésorier, son directeur financier, son commissaire aux comptes et son logiciel de contrôle de gestion? Aujourd’hui, il va falloir faire la même chose sur les données extra-financières. Cela coûtera peut-être un jour aussi cher que de faire de la comptabilité financière, mais cela fait partie des éléments nécessaires au bon fonctionnement de l’économie de demain. C’est la même chose pour les gérants d’actifs. Le coût des moniteurs Bloomberg ou Factset, ou des fournisseurs d’indices comme MSCI ou Standard & Poor’s, en situation quasi-monopolistique, a également explosé ces dernières années. Les données environnementales ne sont qu’une petite partie du sujet.

Tout ce cadre réglementaire est encore jugé peu convaincant ou trop flou par l’épargnant. Quels efforts doivent être faits dans ce sens?

Les nouvelles dispositions de la directive MIF sont à ce stade un semi-échec. C’est dommage, car l’idée initiale était bonne. C’est essentiel que les conseillers discutent avec leurs clients de leurs préférences environnementales et sociales. La mise en œuvre dans la directive MIF est malheureusement trop complexe, avec des questions qui sont incompréhensibles par le commun des mortels. Il faut revenir un peu en arrière, sans abandonner cette idée, en posant des questions plus simples. Par ailleurs, certains produits d’épargne ont été dévoyés comme le livret de développement durable et solidaire (LDDS), qui ne l’est pas assez. Il faut plus de clarté.

A mi-année en 2023, nous en sommes à un peu moins d’1 milliard, mais la collecte nette reste positive, ce qui est plutôt atypique dans un marché extrêmement difficile. 

Le gouvernement a justement annoncé en fin de semaine dernière un objectif de flécher davantage la collecte du LDDS vers la transition écologique…

Il faut d’abord rappeler le contexte actuel qui est celui d’un afflux massif d’argent sur les livrets, et notamment sur le livret A. Ce n’est pas forcément une bonne nouvelle pour le financement de la transition écologique. Le livret A sert principalement au financement du logement social, son objectif historique. Le LDDS est censé être orienté vers le développement durable. Une partie de ses encours est centralisée à la Caisse des Dépôts (CDC) et l’autre reste dans le bilan des banques. La partie centralisée à la CDC est, je pense, plutôt bien gérée dans le sens du développement durable. Le vrai sujet est la partie qui reste dans les bilans bancaires. Je comprends que le gouvernement veuille accentuer la pression sur les banques, mais cela se produit à un moment où elles subissent également la pression de la hausse des taux et de la baisse du volume des crédits immobiliers.

Cet appétit pour les livrets contribue-t-il à ralentir les flux de souscription vers vos fonds?

Les flux sur l’ensemble du marché ont effectivement ralenti mais la hausse des taux des livrets n’en est qu’une des raisons. Néanmoins, nous en souffrons un peu moins que les autres, car la partie du marché qui s’en sort le mieux, ce sont les fonds article 9. Notre positionnement nous donne donc un petit avantage.

Quelle est la proportion de ce ralentissement?

Chez Mirova, nous avons connu des années exceptionnelles en 2020 et 2021, avec 6 milliards de collecte deux années de suite. La collecte a atteint 3 milliards en 2022. A mi-année en 2023, nous en sommes à un peu moins d’1 milliard, mais la collecte nette reste positive, ce qui est plutôt atypique dans un marché extrêmement difficile. 

Qu’est-ce qui vous différencie aujourd’hui des autres acteurs de la gestion d’actifs?

Notre engagement est total. C’est ce qui nous différencie. Nous nous sentons investis d’une mission, qui est de mettre les innovations financières au service du développement durable et de l’intérêt général. Nous sommes d’ailleurs devenus « société à mission ». Nous avons bien sûr un focus très fort sur les impacts environnementaux et sociaux avec une équipe ESG de 20 personnes qui irriguent toute notre gestion, avec des biais sectoriels assumés. Mais nous déclinons également cette conviction dans tout ce que nous faisons, à travers l’engagement avec les pouvoirs publics, avec les entreprises, avec nos pairs, en participant à des travaux de recherche, sur la méthodologie de mesure d’impact, sur la biodiversité, en contribuant à des instances internationales, comme la TNFD (Taskforce on Nature-related Financial Disclosures). Nous nous développons aussi dans des secteurs où les autres gérants d'actifs sont peu présents. Nous avons aujourd’hui 1 milliard d’euros investis dans les pays en développement sur la transition agricole et énergétique. C’est cette vision globale qui nous rend différents.

Nous cherchons un équilibre, avec l’objectif d’avoir 20 % de nos encours et 40 % de nos revenus sur les actifs privés.

Quels sont vos projets en 2023?

Nous continuons de nous développer aussi bien sur les actifs cotés que sur les actifs privés. Nous avons fait l’acquisition l’an dernier de SunFunder, qui finance la transition énergétique en Afrique et dans les pays en développement. Nous employons désormais 25 personnes à Nairobi et nous envisageons d’accélérer encore dans les émergents. En Asie, nous allons nous déployer à partir de notre bureau de Singapour où nous aurons bientôt une équipe d’une dizaine de personnes. Par ailleurs, nous allons continuer de développer notre franchise dans les infrastructures de la transition énergétique avec le lancement d’ici la fin de l’année de notre 6ème millésime qui affichera une ambition au moins aussi importante que la version précédente. 
Notre plateforme de capital naturel connaît également une forte dynamique. Nous avons conclu des partenariats avec des entreprises engagées dans la transition telles que Orange, L’Occitane, Kering ou L’Oréal pour financer des projets de restauration de la nature et des écosystèmes. Enfin, il y a un an et demi, nous avons lancé notre fonds de private equity avec une levée de fonds qui devrait être achevée d’ici à la fin de l’année.

La montée en puissance du capital-investissement dans le financement des entreprises, au détriment de la Bourse, vous incite-t-elle à repenser votre gamme de produits?

Nous cherchons un équilibre, avec l’objectif d’avoir 20 % de nos encours et 40 % de nos revenus sur les actifs privés (infrastructures, private equity, capital naturel, dette privée…). Nous en sommes à environ 30 % aujourd’hui. Ces dernières années, une très forte bascule a été opérée du coté vers le non-coté et on a vu une forte tentation des entreprises à utiliser le private equity pour se financer. Ce mouvement s’est un peu calmé et la « bulle de licornes » s’est dégonflée. Cette focalisation sur la valorisation était exagérée. Ce qui est important pour nous est d’être présent sur l’ensemble de la chaîne des financements pour capter et accompagner l’innovation, même si nous restons à l’écart de segments très spécifiques comme le early venture capital. Les marchés d'actions et d’obligations restent des sources essentielles du financement de l’économie et nous sommes convaincus que notre action d’investisseur responsable y a également un impact.

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