Deux auteurs pour une seule opération d’initié : une sanction qui se heurte au bon sens

  • Publication publiée :29 décembre 2023
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L’AMF prétend sanctionner une société (personne morale) et son dirigeant (personne physique) pour avoir – tous les deux - réalisé exactement la même opération d’initiés : comment est-ce possible ? Chronique juridique de Frank Martin Laprade, avocat associé - Partner - du cabinet Jeantet, enseignant chercheur associé à l'Université Paris Saclay. Première publication le 27 juin.

Aux termes du règlement européen (UE) n°596/2014 du 16 avril 2014 sur les abus de marché (MAR), il est interdit à toute personne physique ou morale de réaliser une opération d’initié, si bien qu’en cas d’opération suspecte décidée par une société - c’est-à-dire (en pratique) par une personne physique agissant « en son nom et pour son compte » – en dehors de la difficulté à démontrer qu’une personne morale est elle-même initiée (d’où les présomptions), sachant que son comportement peut néanmoins être considéré comme « légitime » (article 9 MAR), ce qui l’exonèrerait de toute responsabilité, se pose également la question de la responsabilité (connexe mais distincte) de « toute personne physique participant à la prise de décision de la personne morale » (considérant 40 MAR).

Le manquement d’initié est défini par l’article 14 MAR comme le fait d’effectuer ou tenter d’effectuer des opérations d’initiés, lesquelles sont définies par l’article 8 MAR, en particulier par son paragraphe 1 : « Aux fins du présent règlement, une opération d’initié se produit lorsqu’une personne détient une information privilégiée et en fait usage en acquérant ou en cédant, pour son propre compte ou pour le compte d’un tiers, directement ou indirectement, des instruments financiers auxquels cette information se rapporte. »

Actions Terreïs

En l’espèce (1), la commission des sanctions a condamné non seulement la société THD, mais aussi son dirigeant, M. Decré, en considérant (§110) que « THD a utilisé l’Information Titres pour acquérir 18 941 actions Terreïs entre le 29 novembre et le 21 décembre 2018, en méconnaissance des dispositions des articles 8 et 14 du Règlement MAR. De même, M. Decré a utilisé l’Information Titres pour acquérir, pour le compte de THD, ces 18 941 actions Terreïs entre le 29 novembre et le 21 décembre 2018, en méconnaissance des mêmes dispositions. »

Ainsi donc, selon l’organe de jugement de l’AMF, il y aurait deux « utilisateurs » d’une information privilégiée, ce qui fait d’eux les auteurs du même manquement d’initié : la personne morale et la personne physique, qui agit au nom et pour le compte de la personne morale, auraient ainsi - toutes les deux ( ?) - « utilisé » la même information privilégiée pour réaliser une seule et unique opération d’acquisition : l’une (la société) agissant pour son propre compte et l’autre (son dirigeant) agissant pour compte d’un tiers (la société) ?

Cette analyse se heurte pourtant non seulement au bon sens (il ne peut pas y avoir plus d’un seul acquéreur - en même temps - pour une seule et même participation en titres de capital : si les actions sont achetées par l’un, elles ne peuvent donc pas être achetées par l’autre), mais aussi à la notion juridique de « représentant légal » d’une société, le dirigeant s’effaçant derrière la personne morale qu’il incarne (2) et ne se contentant pas du rôle de « mandataire » (droit commun) agissant pour le compte d’un tiers : la jurisprudence en déduit qu’au travers de son « représentant légal » c’est la société elle-même qui prend les décisions relatives à la conclusion d’un contrat auquel elle – et non son dirigeant - est « partie ». (3)

Opération litigieuse

C’est pourquoi, en présence d’une opération litigieuse consistant à acquérir des actions, si cette acquisition est décidée par la société, agissant légalement au travers de son dirigeant social, alors ce dernier ne saurait – par définition – être considéré comme l’auteur de cette opération d’achat, comme s’il s’agissait d’un simple « mandataire » agissant pour le compte d’une tierce personne.

A cet égard, l’ESMA a confirmé, dans le cas des interdictions faites à une personne exerçant des responsabilités dirigeantes (PMDR) dans une société cotée – pendant les fenêtres négatives définies par l’article 19 MAR - d’acquérir des titres de cette société « pour son compte propre ou pour le compte d’un tiers », que celles-ci n’étaient pas applicables aux achats d’actions propres décidées es qualités par les PMDR dans le cadre du programme de rachat mis en œuvre par la société. (4)

C’est d’ailleurs pourquoi, selon nous, les personnes mises en cause étaient effectivement fondées à contester (§ 87) « la thèse d’une responsabilité directe de M. Decré, ce dernier n’ayant acquis aucun titre Terreïs directement et n’ayant pas été poursuivi pour les avoir « indirectement » acquis, au sens de l’article 8.1 du Règlement MAR. ». 

Du reste, pour caractériser le manquement d’initié à l’encontre de la personne morale (représentée par ses organes sociaux), la commission des sanctions l’avait explicitement désignée comme l’auteur des acquisitions litigieuses (§109) : « THD, lorsqu’elle a acquis lesdits titres, sur décision de son gérant et représentant légal, M. Decré, savait ou à tout le moins aurait dû savoir que l’Information Titres était privilégiée. »

Analyse retenue par la Cour d'appel

C’est également l’analyse retenue par la Cour d’appel de Paris dans le cas d’un manquement d’initié qui était reproché à une société (personne morale) « au nom et pour le compte de » laquelle une information privilégiée avait été reçue par l’un de ses cadres dirigeants (personne physique), tandis qu’un autre de ses cadres avait ensuite procédé à une opération pour le compte de la société.(5)

En réalité, la situation de THD et de M. Decré semblait donc davantage relever de l’article 8.5 du Règlement MAR, qui prévoit que «Lorsque la personne est une personne morale, le présent article s’applique également, conformément au droit national, aux personnes physiques qui participent à la décision de procéder à l’acquisition, à la cession, à l’annulation ou à la modification d’un ordre pour le compte de la personne morale concernée.»

On notera que cette disposition a pour effet d’étendre la définition des opérations d’initiés (figurant à l’article 8 MAR) à la participation de - certaines - personnes physiques à la décision d’une personne morale initiée, et non pas, comme l’écrit l’AMF (§111) de faire en sorte que « l’obligation d’abstention d’utilisation d’une information privilégiée « s’applique également, conformément au droit national, aux personnes physiques qui participent à la décision de procéder à l’acquisition […] pour le compte de la personne morale concernée ».

Or, la commission des sanctions qui se prononce ainsi pour la première fois (à notre connaissance) au visa de cet article 8.5 MAR prend parti pour son application cumulative - et non pas alternative - avec l’article 8.1 MAR, puisqu’elle décide  (§ 111) que l’article 8.5 MAR « permet également de caractériser la méconnaissance par M. Decré de l’obligation d’abstention d’utilisation de l’Information Titres, dès lors que ce dernier a participé à la décision de procéder à l’acquisition des titres litigieux pour le compte de THD. »

Cette rédaction est curieuse, dans la mesure où la commission avait précédemment désigné M. Decré, non pas comme un simple « participant » à la décision d’achat prise par la personne morale (i.e. la société dont il est le représentant légal), mais comme l’auteur de cette décision qui est présentée comme étant la sienne (§ 109) : « M. Decré, lorsqu’il a décidé l’acquisition de 18 941 actions Terreïs pour le compte de THD, entre le 29 novembre et le 21 décembre 2018, savait ou à tout le moins aurait dû savoir que l’Information Titres était privilégiée. »

En outre, indépendamment du fait que l’article 8.5 MAR n’aurait aucun sens et serait par conséquent inutile si les personnes physiques ayant agi « pour le compte » d’une personne morale étaient déjà visées par l’article 8.1 MAR, les personnes mises en cause semblaient là-encore en droit de réfuter (§87) « la thèse d’une responsabilité de M. Decré par imputabilité d’un éventuel manquement retenu à l’encontre de THD ».

Principe de personnalité des délits et des peines

Elles expliquaient en effet (§87) que « l’article 8.5 et le considérant 40 du Règlement MAR doivent être interprétés en ce sens qu’il revient aux Etats membres de prévoir les règles d’imputation aux personnes physiques des manquements d’initiés retenus à l’encontre de personnes morales. Or, l’article 622-2 du règlement général de l’AMF, qui prévoyait en France ces règles d’imputation jusqu’au 23 septembre 2016 a été supprimé à cette date sans qu’aucune disposition interne ne le remplace. Par conséquent, dans le respect du principe de personnalité des délits et des peines, aucun manquement ne saurait être imputé à M. Decré. »

La commission des sanctions de l’AMF a toutefois rejeté cet argument, en affirmant (§ 111) que « La circonstance que l’article 622-2 du règlement général de l’AMF, qui prévoyait un mécanisme de responsabilité comparable à celui de l’article 8.5 précité ait été supprimé en raison de l’entrée en vigueur du Règlement MAR est sans incidence sur l’applicabilité dudit article 8.5 dès lors que, contrairement à ce que soutiennent les requérants, les termes « conformément au droit national » figurant dans cet article n’exigent pas que le droit français prévoie lui aussi un mécanisme d’imputation de la responsabilité – qui est déjà prévu par le Règlement MAR. »

Pourtant, il paraît au contraire évident que ce mécanisme d’imputation n’est pas prévu par le Règlement MAR, puisque le considérant 40 précise expressément que cela relève du droit national des Etats membres : « Afin de garantir la responsabilité tant de la personne morale que de toute personne physique participant à la prise de décision de la personne morale, il est nécessaire de reconnaître les différents mécanismes juridiques nationaux des États membres. Ces mécanismes devraient concerner directement les méthodes d’imputation de la responsabilité dans le droit national. »

Gageons que les débats devant la cour d’appel de Paris seront intéressants…

(1) SAN-2023-02 - Décision de la Commission des sanctions du 30 janvier 2023 à l'égard des sociétés Terreïs, THD, Option 7, de Mme Begriche, MM. JA Condat, JR Condat, Lorenzetti, Decré, Mombet, Pariselle, Heim

 (2) Cass Com, 19 décembre 2006, n°05-16.395 : « Le dirigeant agissant dans l'exercice de ses fonctions incarne la société au nom et pour le compte de laquelle il s'exprime. »

(3) Cass. Com, 10 février 2021, n°19-10.006 : « L'arrêt retient qu'à la lecture des contrats, il apparaît que le co-contractant de la société Coop Atlantique est la société [...], représentée par son gérant M. F..., ce dont il déduit que ce n'est pas ce dernier qui a agi pour le compte de la société en sa qualité d'associé ou de gérant mais la société elle-même »

 (4) ESMA 70-145-111 Q&A on MAR : « étant donné que les opérations réalisées par les PDMR, en leur qualité d’administrateur ou d’employé de l’émetteur, ne sont pas des transactions PDMR pour le compte de tiers mais des transactions de l’émetteur lui-même »

 (5) CA Paris, 26 novembre 2008, RG n°2007/14613 : « Mais considérant qu’il est constant que ferox capital management, en la personne de l’un de ses directeurs M. C, a été initiée au projet d’émission d’ora vivendi par un vendeur de la deutsche bank à Londres le 13 novembre 2002 à 10 heures 23 ; que c’est dès lors sur cette société, et non sur M. C personnellement que pesait l’obligation d’abstention ; qu’il ressort de l’enquête que ferox capital management, agissant par un autre de ses directeurs, M. D, a vendu 992.000 actions vivendi le 14 novembre 2002 avant l’annonce publique de l’émission d’ora ; qu’il en résulte que c’est bien ferox capital management qui a enfreint l’obligation d’abstention qui pesait sur elle, de sorte que le manquement d’initié est caractérisé à son encontre »

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