La crise de l’énergie et les exigences en collatéral

  • Publication publiée :29 novembre 2022
  • Post category:Avis d'expert
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La crise du marché de l’énergie se fait sentir sur le marché des produits dérivés de l’énergie où les régulateurs mettent en avant certaines difficultés pour répondre aux exigences d’appels de marge quotidiens en raison de la forte hausse de la valeur du collatéral exigé. Des mesures temporaires d’allègement des contraintes ont donc été proposées. Chronique juridique de Sébastien Praicheux, docteur en droit, avocat au Barreau de Paris, associé (Norton Rose Fulbright LLP) et chargé d’enseignement.

Les fortes perturbations sur les marchés d'approvisionnement en énergie de l'Union Européenne conduisent à une augmentation et une plus grande volatilité des prix. Cette volatilité affecterait les marchés de produits dérivés sur lesquels les entreprises du secteur de l'énergie effectuent leurs opérations de couverture. Le montant des marges sur les contrats à terme et les swaps utilisés par les producteurs et distributeurs d'énergie auraient ainsi presque doublé depuis mars 2022.

Ces augmentations ont certes pour effet de protéger les acteurs du marché contre un risque de contrepartie. Mais elles sont susceptibles d’exercer, dans le même temps, une pression accrue sur des producteurs et distributeurs d’énergie qui n’auraient ni la liquidité suffisante ni suffisamment d’actifs éligibles pour pouvoir répondre aux appels de marge des chambres de compensation. Par ailleurs, si ces entreprises possèdent beaucoup d’actifs, ces derniers ne répondent pas nécessairement aux exigences de liquidité ni donc aux critères d’éligibilité des garanties financières constituées auprès des contreparties centrales.

Lignes de crédit auprès des banques

Les entreprises du secteur se voient donc incitées à tirer davantage sur les lignes de crédit auprès des banques, à réduire leurs positions ou à ne recourir que partiellement à des opérations de couverture pour couvrir leurs risques.

Pour l’instant, l’Autorité européenne des marchés financiers (« ESMA ») constate peu de cas de défaut. Elle note toutefois certaines difficultés pour les contreparties non financières (les entreprises du secteur de l’énergie en particulier) également membres de certaines chambres de compensation à répondre rapidement aux appels de marge.

Les autorités rappellent toutefois que les banques jouent heureusement leur rôle et apportent un soutien substantiel au secteur, tant par une augmentation des prêts et encours accordés, en hausse de 18% depuis juin 2021, que par la fourniture d’un service de transformation de collatéral. Dans ce cadre, les entreprises peuvent échanger du collatéral peu liquide (tel que des certificats d’émission) contre des garanties très liquides éligibles au sens de l’article 46 du Règlement EMIR (tel que des espèces dans des devises éligibles). Les banques peuvent également accepter, dans certains cas, des lettres d’intention ou des garanties bancaires émises par d’autres banques en couverture des risques des opérations.

Risque de crise de liquidité

Les experts pointent cependant le risque que cette crise de liquidité pesant sur le secteur de l’énergie ne se transforme en risque de contrepartie pour le secteur financier.

Aussi, afin de continuer de protéger le secteur financier tout en allégeant les contraintes en matière de collatéral pour les producteurs et distributeurs d’énergie, la Commission Européenne a demandé aux autorités de supervision européennes s’il était opportun de modifier le cadre réglementaire en vigueur afin de remédier à la crise de liquidité.

La Commission Européenne a plus précisément demandé à l’ESMA le 13 septembre 2022 s’il était envisageable de modifier temporairement les exigences en collatéral, et notamment le Règlement Délégué n°153/2013 en ce qui concerne les normes techniques de réglementation régissant les exigences applicables aux contreparties centrales (le « Règlement délégué ») afin de faciliter la fourniture de collatéral par les entreprises non-financières.

Etendre la liste du collatéral exigible

Il s’agirait d’une part d’étendre temporairement la liste du collatéral exigible (prévue par l’article 46 du Règlement EMIR) à d’autres actifs et notamment à des obligations de l’Union européennes (UE bonds), des quotas d’émission de carbone, des commercial papers et/ou tout autre type d’actifs typiquement inscrits au bilan des entreprises du secteur de l’énergie. La Commission s’interroge d’autre part sur la pertinence de réviser le cadre applicable à l’éligibilité des garanties bancaires et de banques centrales, afin qu’elles soient mobilisées plus souvent par les contreparties.

Dans sa réponse, l’ESMA rappelle que les appels de marge sont la première ligne de protection des chambres de compensation et qu’elles permettent de protéger le système financier dans son ensemble. Toute modification du cadre réglementaire doit donc être attentivement examinée.

L’ESMA propose néanmoins un allègement temporaire des contraintes en matière de collatéral dans une proposition de règlement délégué modifiant le Règlement délégué 153/2013. Ce Règlement délégué a été adopté par la Commission le 21 octobre 2022 mais doit encore être publié au Journal Officiel de l’Union européenne.

Evolution notable

Ainsi, la liste des garanties éligibles serait temporairement étendue aux garanties bancaires constituées au profit notamment des contreparties centrales. C’est une évolution notable : les opérations de marché, notamment depuis la directive européenne sur les contrats de garantie financière de 2002, se focalise grandement sur les sûretés réelles comme mode de réduction du risque de contrepartie et plus largement, du risque systémique ; à quelques exception près – et justement pour les opérations sur matières premières – les garanties personnelles ont été quelque peu délaissées.

Si en effet les contreparties centrales peuvent déjà accepter les garanties bancaires des contreparties non-financières conformément au Règlement EMIR, l’ESMA note que ces dernières ont en principe peu recours à cette possibilité. Car, afin d’éviter des coûts d’intermédiation qu’implique le recours à une garantie bancaire, ce collatéral est directement mobilisé auprès de la contrepartie centrale.

Aussi, alléger les exigences en matière de collatéral pour obtenir des garanties bancaires devrait permettre aux producteurs et distributeurs d’énergie de recourir aux banques et ainsi répondre plus facilement aux appels de marge. L’impact prudentiel sur les banques fournissant de telles garanties, au vu de la volatilité des cours, demeure toutefois à mesurer.

Irrévocables, inconditionnelles

L’ESMA propose également que les garanties émises ou garanties par des entités publiques au profit des contreparties financières et non financières soient également temporairement admises en tant que collatéral éligible, sous réserve qu’elles répondent aux conditions posées par le Règlement délégué.

Elles doivent ainsi notamment être irrévocables, inconditionnelles, et doivent pouvoir être honorées sur demande, dans un délai respectant la période de la liquidation du portefeuille du membre compensateur défaillant qui le fournit sans qu’aucune contrainte réglementaire, juridique ou opérationnelle ni aucune prérogative de tiers ne puisse y faire obstacle.

Les autorités espèrent que ces mesures d’extension du collatéral éligible permettront aux distributeurs et aux producteurs d’énergie de résister à la crise de liquidité, protégeant ainsi à la fois le secteur de l’énergie et le secteur financier. S’il venait être adopté, ce Règlement délégué temporaire ne serait en vigueur que pour une période de 12 mois à compter de sa publication au journal officiel de l’Union européenne.

L’auteur tient à remercier Mademoiselle Léa Barmont, stagiaire chez Norton Rose Fulbright, pour son aide précieuse.

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