Affaire Eternam : la requalification des club deals en FIA, un tournant majeur pour la régulation de la gestion d’actifs

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Arnaud Touati (Hashtag Avocats)

Le 9 septembre 2025, la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers (AMF) a condamné la société de gestion Eternam, filiale du groupe Cyrus, à une amende de 400.000 euros pour de multiples manquements à ses obligations professionnelles. Au-delà de la sanction financière, la décision marque un changement d'ère : l'AMF affirme la primauté de la réalité économique sur la qualification juridique et requalifie les club deals de la société en fonds d'investissement alternatifs (FIA). Un signal fort adressé à l'ensemble du secteur de la gestion d'actifs. Chronique juridique d'Arnaud Touati, associé fondateur de Hashtag Avocats.

Cette décision rend désormais extrêmement risqué de structurer un véhicule d'investissement collectif hors du périmètre réglementaire des FIA. L'AMF adopte une approche maximaliste : même des structures soigneusement documentées, avec un nombre limité d'investisseurs professionnels et des statuts prévoyant formellement des pouvoirs aux associés, peuvent être requalifiées si la réalité économique révèle une mutualisation de capitaux gérée par un tiers. Dans ce contexte, la sécurité juridique impose soit de renoncer à toute levée de capitaux auprès de plusieurs investisseurs, soit d'assumer pleinement la qualification de FIA en respectant toutes les obligations réglementaires applicables.

I) Une société agréée sous le regard du régulateur

Créée en 2010, Eternam s'est imposée comme un acteur reconnu de la gestion immobilière et du capital-investissement au sein du groupe Cyrus. Agréée par l'AMF depuis octobre 2019, elle exerce 3 activités : gestion de FIA, gestion sous mandat et conseil en investissement. Au 31 décembre 2022, la société gérait 500 millions d'euros d'encours réglementés et menait parallèlement une activité dite non réglementée d'assistance à la structuration de club deals immobiliers, pour environ 300 millions d'euros et 570 investisseurs. Ces club deals, souvent présentés comme des placements privés réservés à quelques investisseurs, ont été considérés par l'AMF comme de véritables structures de gestion collective, tombant de fait sous le régime des FIA. Le 15 septembre 2022, un contrôle a été engagé ; il s'est achevé par un rapport en date du 15 mars 2023 puis par une notification de griefs le 1er août 2024. Ce contrôle illustre la volonté du régulateur de resserrer la surveillance des sociétés de gestion opérant à la frontière du périmètre réglementaire.

II) Des manquements systémiques révélateurs

L'AMF a mis en évidence des carences structurelles dans la gouvernance et le contrôle interne d'Eternam, traduisant une absence de culture de conformité. La société n'a pas fourni une information complète sur les rétrocessions versées aux distributeurs, la cartographie des conflits d'intérêts était incomplète, les procédures de valorisation des actifs immobiliers étaient inopérantes et le dispositif LCB-FT était largement insuffisant. Ces manquements affectant plusieurs domaines clés révèlent un défaut global d'organisation et ont conduit la commission à sanctionner une défaillance systémique dans la maîtrise des risques et des obligations réglementaires.

III) La requalification des club deals en FIA : analyse des 3 critères cumulatifs

Le cœur de la décision réside dans la requalification des 2 club deals Aigle Noir (Fontainebleau, 14 investisseurs) et Mercure Tours (Tours, 7 investisseurs) en FIA. L'AMF a estimé que ces structures répondaient cumulativement aux 3 critères de l'article L.214-24 du Code monétaire et financier.

Critère 1 : Levée de capitaux auprès de plusieurs investisseurs

Les conventions d'assistance à la structuration mentionnaient explicitement une augmentation de capital pour réaliser le projet. Les 14 et 7 investisseurs respectifs dans chaque club deal constituent manifestement une levée de capitaux auprès d'un certain nombre d'investisseurs. Ce critère était incontestablement rempli.

Critère 2 : Politique d'investissement définie

Les statuts et plaquettes commerciales définissaient avec précision le type d'actifs (immobilier hôtelier 4 étoiles), la zone géographique (Fontainebleau et Tours), la stratégie (capitalisation avec travaux de rénovation), les périodes de détention (5 à 7 ans) et l'horizon d'investissement (moyen terme). Ces éléments constituent les critères d'une politique d'investissement définie préalablement à la souscription des investisseurs.

Critère 3 : Absence de pouvoir discrétionnaire sur les opérations courantes - le critère décisif

C'est ici que réside le cœur de l'analyse. La position AMF 2013-16 définit le pouvoir discrétionnaire comme un pouvoir DIRECT et CONTINU applicable aux questions opérationnelles relatives à la gestion courante des actifs. Dans le cas d'Eternam, l'analyse révèle 2 éléments déterminants.

D'une part, les investisseurs n'avaient pas de pouvoir DIRECT. Les statuts prévoyaient que l'assemblée générale pouvait accepter une offre d'acquisition qui lui serait soumise par le président. Cette formulation signifie que les actionnaires ne pouvaient pas directement initier une cession : ils ne pouvaient que répondre à une proposition du président. Le pouvoir n'est donc pas direct car il est subordonné à la volonté préalable du président de présenter une offre.

D'autre part, le droit de sortie après 7 ans, bien que conférant un pouvoir de demander la mise en vente, ne caractérise pas un pouvoir discrétionnaire sur les opérations courantes mais plutôt un droit de cession de l'investissement initial. Le pouvoir discrétionnaire requis par la réglementation doit porter sur les décisions opérationnelles courantes (gestion de l'actif, modalités locatives, travaux d'entretien, contrats commerciaux) et non sur la sortie finale de l'investissement. Les investisseurs ne disposaient donc pas d'un pouvoir discrétionnaire direct et continu sur les opérations courantes de ces sociétés.

Conséquence : la qualification d'autres FIA était inévitable

Les 3 conditions cumulatives étant satisfaites, les club deals Aigle Noir et Mercure Tours revêtaient incontestablement la qualification d'autres FIA au sens de l'article L.214-24 du CMF. Pour l'AMF, ces entités devaient être considérées comme des autres FIA et gérées selon le cadre prudentiel applicable : désignation d'un dépositaire indépendant, procédures de valorisation formalisées, contrôle des conflits d'intérêts et information normalisée. Leur absence traduisait un contournement conscient du cadre réglementaire et un risque pour la protection des investisseurs.

IV) Une sanction financière et réputationnelle exemplaire

La commission a prononcé une amende de 400.000 euros, soit environ 3,3% du chiffre d'affaires et 23% du résultat net de la société. Mais la portée principale de la décision réside dans sa publicité non anonymisée pendant 5 ans. La demande d'anonymisation partielle, motivée par la crainte d'un préjudice réputationnel pour le groupe Cyrus, a été rejetée : le régulateur a considéré que la transparence prime l'intérêt particulier. Cette publication a vocation à dissuader l'ensemble du marché et à rappeler que la responsabilité d'une société agréée s'étend à la prévention des risques systémiques et à la protection des investisseurs.

V) Une décision de principe pour l'encadrement des véhicules d'investissement

L'affaire Eternam a une valeur de précédent. Elle confirme que la qualification d'un véhicule d'investissement dépend de sa réalité économique, non de sa forme juridique ni de sa dénomination contractuelle. Cette approche substantielle permet à l'AMF d'étendre sa surveillance à des montages naguère considérés comme privés et de réduire les asymétries de régulation entre acteurs agréés et non agréés. Les sociétés de gestion devront désormais documenter leurs analyses de qualification, tracer leurs décisions et, en cas de doute, solliciter un rescrit de l'AMF.

VI) Solutions pratiques : comment éviter la requalification

La décision Eternam va nécessairement conduire de nombreux acteurs français gérant des club deals à refondre totalement de leur politique de gouvernance. Cette transformation se décline en 7 axes majeurs.

Axe 1 : Garantir un pouvoir discrétionnaire réel et effectif des investisseurs

Le critère déterminant est l'existence d'un pouvoir discrétionnaire DIRECT et CONTINU des investisseurs. Pour éviter la requalification, il est nécessaire de réécrire les statuts en intégrant des mécanismes concrets : comité d'investissement avec droit de veto sur toutes les décisions opérationnelles majeures, pouvoir d'initiative direct permettant aux investisseurs de convoquer une assemblée générale et proposer eux-mêmes des résolutions, rotation des mandats sociaux avec élection de dirigeants pour des mandats courts et révocables ad nutum, validation obligatoire des décisions courantes par l'assemblée générale incluant les contrats de prestation, les budgets annuels et les stratégies commerciales.

Axe 2 : Limiter drastiquement le nombre d'investisseurs

Bien que la décision Eternam ait porté sur des club deals de 7 et 14 investisseurs, il est prudent de limiter drastiquement le nombre de souscripteurs. Il est recommandé lorsque cela est possible de ne pas dépasser 3 à 5 investisseurs professionnels pour maximiser la crédibilité d'un investissement direct conjoint et non d'un placement collectif.

Axe 3 : Épurer la documentation commerciale

Les plaquettes commerciales doivent être épurées de toute référence à une stratégie d'investissement, à des rendements cibles ou à une politique de détention. La documentation doit se limiter à une présentation factuelle de la structure juridique, des caractéristiques fiscales et des modalités de souscription et de sortie, sans développer d'éléments relatifs à la stratégie d'investissement qui caractériseraient une politique d'investissement définie.

Axe 4 : Revoir radicalement le rôle des gestionnaires professionnels

Lorsqu'intervient un professionnel qui assure la gestion effective du véhicule, le risque de requalification devient très élevé. Les investisseurs doivent gérer eux-mêmes le véhicule via le comité d'investissement. Ils peuvent s'appuyer sur des prestataires ponctuels (asset manager, property manager) mais ces derniers doivent être de simples exécutants sans pouvoir de décision, rémunérés au forfait ou au temps passé et jamais en fonction de la performance du véhicule. Toute rémunération indexée sur la performance caractérise un mandat de gestion incompatible avec la qualification hors FIA.

Axe 5 : Solliciter un rescrit AMF

Face à l'incertitude persistante sur la qualification, Il peut être pertinent lorsque cela est possible de solliciter l'avis de l'AMF avant de lancer toute structuration de club deal. Le rescrit permet d'obtenir une prise de position formelle de l'autorité sur la qualification d'une structure. Cette procédure, gratuite et confidentielle, offre une sécurité juridique. 

Axe 6 : En cas de doute, assumer la qualification FIA et se conformer

Lorsque la structuration présente des caractéristiques trop proches d'un FIA (nombre d'investisseurs élevé, politique d'investissement formalisée, gestionnaire professionnel), la solution la plus sûre consiste à assumer la qualification et à se conformer intégralement aux obligations réglementaires : désignation d'une société de gestion agréée, désignation d'un dépositaire indépendant, procédures formalisées (valorisation, conflits d'intérêts, contrôle interne, LCB-FT) et information normalisée (DICI, reporting périodique, transparence des frais). Le surcoût de la conformité représente environ 1% à 2,5% de l'encours annuellement, mais élimine le risque de sanction et de requalification ultérieure.

Axe 7 : Instaurer une culture de conformité en interne

Au-delà des aspects juridiques, l'affaire Eternam révèle un défaut de culture de conformité. Il est recommandé de prévoir une formation annuelle obligatoire pour tous les collaborateurs, une procédure de validation préalable pour tout nouveau produit par le responsable conformité, un comité de conformité mensuel, une traçabilité documentaire de chaque décision relative à la qualification et un audit externe annuel des procédures de conformité.

VII. Incidences pratiques et enseignements

Les acteurs du marché devront sécuriser la conception de leurs véhicules par une analyse préalable de la qualification, la désignation systématique d'un dépositaire si la qualification FIA est retenue, une documentation complète des procédures et un contrôle rigoureux de la distribution. L'affaire Eternam aura un effet pédagogique durable : elle rappelle que la frontière entre optimisation et contournement est ténue et que le risque réputationnel d'un manquement peut dépasser le coût d'une mise en conformité. À terme, cette évolution devrait favoriser une professionnalisation accrue de la gestion d'actifs alternatifs en France, en faisant du respect du cadre réglementaire un véritable avantage concurrentiel.

Conclusion

La décision Eternam constitue un tournant jurisprudentiel dans l'application du régime des FIA. Elle scelle la fin d'une tolérance implicite à l'égard des club deals présentés comme investissements directs et réaffirme la responsabilité des sociétés de gestion agréées. En privilégiant la substance sur la forme, l'AMF consolide la protection des investisseurs et réaffirme son rôle de gardien de la transparence financière. Le message est clair : la créativité juridique ne doit jamais servir d'écran à la régulation. Face à cette nouvelle donne, les acteurs du marché doivent impérativement revoir leur gouvernance, leurs processus de décision et leur documentation commerciale. Une refonte complète des pratiques est possible et permet de concilier innovation financière et respect du cadre réglementaire. La clé réside dans une approche préventive, transparente et rigoureusement documentée.

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